Femmes et personnes racisées
- Femmes et personnes racisées à la croisée des rapports de pouvoir
« Et à l’époque, j’ai un de mes professeurs qui me regarde et qui me dit : “Si tu ne changes pas d’instrument, tu ne joueras que des bonniches et des soubrettes”. »
(Loubna, comédienne et metteuse en scène)
Dans cette deuxième partie, notre regard sera dirigé du côté des femmes et de ce que leur présence/absence sur scène, dans les récits portés, partagés…, nous dit des rapports de pouvoir qui traversent le milieu des arts de scène. Bien entendu, les femmes sont elles-mêmes plurielles et les personnes racisées, hommes comme femmes, sont minorisées. L’approche intersectionnelle nous permet dès lors de nous attarder sur les singularités ainsi que de les réinscrire dans les structures sociales et les rapports de domination qui les traversent. Deux angles d’approche principaux seront ici traités : la question des narrations et des corps en scène ainsi que celle des espace-temps de sédimentation entre « plancher collant » et « plafond de verre ».
Derrière la question des narrations, c’est la possibilité de dire et de représenter la société, le monde tel qu’il est, qu’il a été, de penser aussi les enjeux de demain qui est posée. Résonner avec son temps, dire le passé tout autant que le présent et, ce faisant, faire traces, participer des mémoires et de l’histoire en chemin, mais aussi prospecter, ouvrir, penser demain. Il y a donc urgence à tenter de saisir ces présences/absences, ce qui les sous-tend, les arguments qui tendent à les justifier, les pratiques qui leur préexistent et participent à les instituer. Quelles places, en renfort de quelles représentations, quelles habitudes, quels rapports de domination ? Quels corps en scène, quels récits ? La question des narrations est centrale et elle porte en elle un enjeu sociétal majeur : quelle « communauté imaginée », qui fait ou ne fait pas implicitement partie de la « nation », du « nous », des « allants de soi », des pairs à la citoyenneté d’évidence, qui est autorisé.e à se raconter, quels récits sont nommés/perçus comme davantage légitimes, comme partie intégrante du patrimoine, comme « neutres », à portée « universelle », considérés comme plurivoques malgré leur univocité…
Dans un deuxième temps, il s’agira également de regarder ce qui fait entraves et produit, depuis les écoles jusqu’aux directions de théâtre, les inégalités. Quelles opportunités ? Comment se déploient-elles ? Comment sont-elles distribuées ? Quelles épreuves, quelles étapes éliminatoires, quels carrefours de routes de première ou de seconde classe ? Quelles représentations stéréotypées, avec quels effets ? Quels mécanismes de reproduction des pratiques instituées et dès lors des inégalités ? Quel effet du climat sexiste et raciste sur le champ des possibles ? Quelles fatigues ? Quelles luttes ?
- Quelles pluralités, quels corps, quels récits ?
Qui est sur scène (quels corps, quelles histoires…), de qui sont les textes partagés, ce qui ouvre à la question du matrimoine, qui met en scène, qui est devant/derrière la caméra, et, dans une logique de triangulation entre l’œuvre, l’artiste et le public, à qui cela s’adresse-t-il ? Autant d’interrogations cruciales qui amènent d’emblée à l’éternelle, mais néanmoins irrésolue question : du théâtre, du cinéma, de l’art par qui, pour qui ? L’entre-soi qui nous a été décrit, un entre-soi masculin, un entre-soi blanc, un entre-soi social et culturel, que ces champs se recouvrent ou pas, pose la question des arts de la scène comme milieu représentatif d’une société plurielle, cosmopolite, mais aussi diffractée, comme milieu d’avant-garde, avec peut-être un rôle tant de reliance que de bouffon du roi à jouer, comme milieu ouvert ou comme milieu fermé… Ces questions sensibles seront ici abordées sous trois angles complémentaires : la pluralité, ou son absence, des représentations et des narrations, celui des rôles et de l’emploi et enfin, celui du talent, des compétences, du mérite.
Pluralité des représentations et des narrations
Comme le dit Marina Tomé, lors d’un colloque : « Qui n’est pas représenté n’existe pas ? », que ce soit en termes de genre, mais aussi d’âge (notamment pour les femmes au cinéma) et, bien entendu, d’appréhension par le prisme racial.
Cette question de la pluralité se pose dès l’entrée dans les écoles, nous en avons parlé, mais aussi dans ce qui est enseigné, transmis. Dans une sorte de cercle vicieux, le manque de pluralité dans les écoles, tant sur le plan des origines socio-économiques, sociales et culturelles que sur les phénotypes (corps racisés, mais aussi validisme et grossophobie) influe sur les possibilités de création, de distribution, de jeu… Ceci dit, cette explication d’un existant peu pluriel souvent reçue des directeurs de théâtre, bien que fondée, est aussi une manière de se dédouaner quand, en parallèle, d’une part, peu de possibilités réelles de rôles et d’accomplissements de soi sont offertes aux personnes qui s’inscrivent dans d’autres trajectoires que celles d’un entre-soi blanc bourgeois et majoritairement masculin, et, d’autre part, quand la pluralité genrée qui, elle, est bien présente dans les écoles ne se retrouve ni à l’avant ni à l’arrière des scènes. Cette contradiction dans les termes est assez explicite dans le discours d’André, directeur d’un théâtre, qui d’un côté nous dit : « Mon désir de recherche et d’exigences devrait être combiné, c’est vrai, avec le souci de la diversité, mais je pense que ça passe par le scolaire, les écoles d’art et les artistes soutenus par le pouvoir politique » et, de l’autre, alors qu’il dit se baser sur la population dans les écoles pour recruter des comédien.ne.s, dirige une équipe majoritairement masculine et programme davantage d’hommes, comme l’explique son assistante de direction : « Les femmes sont plus nombreuses que les hommes donc il est censé y avoir davantage de membres féminins dans son équipe s’il suit la logique des écoles et ses exigences. Cela ne respecte pas les proportions scolaires ni ce qu’il explique de ses exigences. Il ne cherche pas forcément à miser sur les artistes sortant des écoles sinon il y aurait davantage de femmes dans son équipe ».
Derrière ces choix de programmation et de personnel dans les équipes, souvent dans les discours reçus qui tendent à justifier les écarts avérés, les critères de qualité d’une pièce, d’une mise en scène nous sont présentés comme plus importants que la recherche de parité ou de « diversité » « à tout prix », avec souvent, ceci dit, et les chiffres de l’Acte 3, ont ici toute leur importance, une certaine conscience de la problématique, sans qu’elle soit d’emblée assortie d’une volonté de changement, comme le relate Antoine, directeur de théâtre : « Effectivement, très honnêtement, je n’ai pas une lecture du texte en me disant “est-ce qu’il y a de la parité dans la distribution”, en fait ça me semblerait très, très heu… difficile à tenir au niveau de la… distribution, alors comme je sais qu’il n’y a pas cette égalité heu…, mais j’ai quand même bien dans la tête que heu…, j’essaie de tendre quand même à une parité, mais c’est difficile. » Cette tension entre qualité et parité est un argument récurrent, peu interrogé, alors que, malgré le nombre de femmes artistes, elle induit d’emblée que les « bons » spectacles de et/ou avec des femmes ne seraient pas suffisants en nombre.
Par ailleurs, beaucoup de discours mettent également en avant le fait que si les programmations ne sont pas, en termes statistiques, équilibrées, malgré l’absence de créations portées par des femmes, beaucoup de thématiques « féministes » sont abordées. Sans entrer dans le débat difficile de la pertinence et de la légitimité de créations portées par des hommes pour aborder des questions féministes, convaincue que c’est d’une pluralité de regards dont la société a besoin, cela soulève néanmoins d’autres enjeux : en termes de positionnalité, un homme qui parle des femmes, est-ce la même chose qu’une femme, le fait-il depuis le même endroit ? Dans le même ordre d’idées, une femme qui parle des femmes ou une femme racisée qui parle des femmes, est-ce la même chose, parlent-elles du même endroit ? Et dès lors, pour en revenir aux spectacles féministes portés par des hommes, leurs approches se suffisent-elles, ces programmations permettent-elles de répondre ou de couper court à la question de la parité et de la pluralité des narrations ?
De plus, des femmes en avant ou en arrière de la scène, cela signifie-t-il d’emblée que ce sont les questions féministes dont il s’agit ? Opter pour la parité est un acte féministe, mais une femme peut très bien souhaiter traiter de thèmes qui ne la cantonnent pas à être dans la lutte, à être porte-parole d’une seule cause ou encore à s’inscrire dans le théâtre revendicatif, politique, socialement engagé. « Moi, ce qui m’intéresse, c’est de parler du capitalisme », nous dira notamment Naima, metteuse en scène racisée. « Pourquoi les femmes en seraient-elles réduites à certains sujets, pour moi, tout le monde devrait pouvoir parler de tout », explique Loubna, comédienne et metteuse en scène racisée.
« On n’a pas beaucoup de spectacles qui sont typiquement féminins… mais je crois que c’est aussi une démarche artistique dans le sens où, oui on va avoir beaucoup de spectacles dont le porteur de projet est un homme, dont les comédiens…
On va avoir une majorité de comédiens par rapport à des comédiennes, ça, c’est vrai, mais souvent, et ça pour le coup je l’ai remarqué, souvent c’est Antoine, le directeur, qui choisit quand même des pièces proposées par des hommes, mais où les femmes ont une place extrêmement importante.
Oui, on va dire que c’est un spectacle masculin dans la… dans la fabrication, mais avec des thématiques qui ne sont pas nécessairement tournées vers l’homme ou tournées vers la femme, mais permettent de les rassembler. »
(Marc, assistant de direction)
« Des spectacles typiquement féminins », « des spectacles masculins qui permettent de rassembler », nous dit Marc. Cette problématique cruciale des hommes porteurs d’universel à l’intérieur duquel les femmes viennent introduire de la différence reste pour beaucoup un impensé. Comme l’analyse avec finesse Hélène Marquié, « l’écriture singulière d’une femme sera écriture féminine, quand le même texte, produit par un homme, sera écriture poétique ». Elle poursuit : « Une femme peut difficilement être perçue comme référente universelle et non plus exclusivement de sa catégorie sexuée. » Les femmes assignées à leur sexe, mais aussi assimilées au corps des autres femmes, prenant d’emblée la parole pour toutes à l’exclusion de tous, sont vues comme ne pouvant traiter que certains sujets, ou rendant les sujets qui ne sont pas d’emblée leurs, « féminins », dans le sens stéréotypé du terme. Obligées malgré elles de « représenter un collectif “femme” en dépit de toute singularité », elles se voient privées de la possibilité reconnue de « représenter le genre humain ».
Ces enjeux complexes amènent l’autrice à mettre en exergue les impasses dans lesquelles se retrouvent de nombreuses femmes artistes et à soulever quelques questions pendantes : « Comment, avec un corps et une position sociale de femme, sortir des normes, créer, exprimer une singularité, “de la” différence, sans être renvoyée à “la” différence, donc à l’expression d’un “féminin” prédéterminé et défini comme cette différence ; c’est-à-dire comment ne pas être renvoyée à sa catégorie sexuée, quand un homme dans la même situation sera simplement un créateur original ? » Ces impasses mènent aussi à des situations pour le moins paradoxales où, d’un côté, il est reproché à des femmes de ne pas l’être assez, où des projets de femmes ne sont pas soutenus parce qu’insuffisamment considérés comme féministes, et, de l’autre, où un projet porté par une femme est d’emblée considéré comme un projet « de » femme et donc soupçonné de prise de parti, de subjectivité – sous-entendant implicitement que les hommes seraient porteurs d’objectivité –, se trouvant réduite à l’intimisme ou au féminisme… Femme, et dès lors, incapable de parler d’autre chose que d’elle-même… Enfin, et se boucle le cercle vicieux d’une créativité et de possibilités de reconnaissances entravées, en renfort de ces arguments, se martèle haut et fort le refus de sacrifier la qualité au prix de la parité.
Il s’entend que les mêmes mécanismes valent pour les personnes racisées, d’autant plus pour les femmes, dont le champ des possibles se voit encore davantage réduit par leur double singularité de « race » et de genre qui les enferme d’autant plus dans des attentes assignées tout en étant perçues comme doublement et irrévocablement hors de la possibilité de l’universel, tel qu’imaginé dans le milieu, et plus largement dans la société. Comme l’énonce Marine Bachelot Nguyen, « les artistes racisé.e.s se retrouvent à affronter une idéologie dominante et des programmateurs qui les renvoient souvent à leurs particularismes, jugent leur travail “non universel”, mettent en doute leur manque de distance par rapport aux sujets traités, ne voient pas l’intérêt de telles thématiques, ou font la fine bouche face aux formes singulières proposées. La frilosité, l’ignorance, l’universalisme occidentalo-centré, blanc, masculin, bourgeois, hétéronormé, sont hélas encore bien ancrés dans le milieu théâtral ».
Ainsi, pour en revenir aux déséquilibres statistiques, au-delà de la pertinence et des légitimités qui souvent crispent, ferment le débat, la question est bien, des hommes qui parlent de féminisme, des hommes qui distribuent des femmes, « cela suffit-il, cela vaut-il pour une forme de parité ? », tant ces arguments sont récurrents où il s’agit, nous dit-on, de porter attention aux thématiques abordées plus qu’aux quotas. Il s’agit surtout, insiste-t-on, d’éviter à tout prix les logiques de ce qui est nommé « discrimination positive » et perçu comme une entrave, un contrôle, une censure, une restriction des libertés : « C’est que oui, on aurait pu se lancer dans des histoires de quotas… On va faire un sur deux, mais que finalement le fait que le spectacle même donne une vraie place aux femmes et bah il y a moins cette sensation de “ben il n’y a pas femmes”. Si, il y a des femmes. Elles sont peut-être moins visibles, elles sont présentées et amenées différemment, mais il y en a. Est-ce qu’on peut en faire plus, oui, mais je ne vois pas l’intérêt de mettre des femmes pour mettre des femmes si heu… si un le spectacle n’est pas bon, et si deux heu… » (André, directeur de théâtre).
S’ouvrir, rééquilibrer et sortir des cercles d’entre-soi, c’est aussi dès lors poser la question du matrimoine. Qui sont les oubliées ? Par quels mécanises l’ont-elles été, par quels mécanismes le sont-elles aujourd’hui encore ? Quels liens entre prestige et reconnaissance, quand, par exemple, comme le note Brigitte Rollet, à propos de l’histoire du cinéma, tant qu’il ne fut « ni légitime culturellement ni rentable financièrement », les femmes pouvaient y trouver place… Comment sortir de l’amnésie ? Les enjeux mémoriels sont éminemment politiques. Entre restitution et reconstruction, le passé trouve en de nombreux cas à être instrumentalisé dans la sélection des souvenirs opérée. De qui, de quoi garder traces et à quelles fins ? Les enjeux mémoriels ne sont pas que querelles d’historiens, ils ont une incidence forte sur le présent et l’avenir qu’ils participent à construire. La mémoire collective, officielle, enregistrée, valorisée, enseignée, mais également révisée, amputée, est tout à la fois traces du passé et effets du passé dans et sur le présent dont elle participe à définir les contours.
À nouveau, cela se joue déjà dans les écoles où s’observe peu de mise en avant des grandes figures féminines (invisibilisation), que ce soit dans les enseignements ou dans l’espace, comme l’énonce Noélie, étudiante : « Par exemple, quand tu rentres dans l’école, t’as des grandes photos d’auteurs heu masculins, hommes en grand écran comme ça, très grand et c’est que des hommes et, par exemple, c’est quelque chose qu’on a soulevé, on a dit “bah voilà pourquoi y a pas des comédiennes, y a pas des autrices” et on a imprimé des petites feuilles avec la tête d’une autrice, tu vois, à côté du gros Brecht heu. » Outre l’enjeu clef des pluralités narratives et donc d’un universel qui le serait vraiment, puisque nourri de la diversité humaine, les représentations, comme le notent Noélie et de nombreuses étudiantes, ont aussi un impact symbolique : qui est visible, qui est important et comment cela permet-il de s’identifier, de se projeter dans les carrières ? Si cet enjeu du matrimoine est un levier potentiel de changement, actuellement, brillant de son absence, il nous a surtout été présenté comme outil d’imposition et de reproduction d’un ordre social genré et hiérarchisé.
Sont en jeu, à la fois, la question des possibilités d’identification, des rôles modèles et celle de l’ouverture des imaginaires et de l’accès aux connaissances. D’un côté, comme l’énonce Jade, étudiante : « Sauf que ben nous quand on étudie des textes, qu’on va voir des spectacles, qu’on va à des remises de prix, qu’on va à Avignon, ben ce n’est jamais des femmes qui présentent des spectacles, les scénographes ne sont jamais des femmes. Il y a un côté un peu étrange parce qu’on est entre filles dans le cursus, mais d’avoir des modèles professionnels uniquement des hommes. Quand on s’en rend compte, c’est étrange quoi. Se dire qu’il y a un mec par classe, mais que c’est potentiellement lui qu’on retrouvera plus tard quoi. » De l’autre, comme le dit John, étudiant : « Très clairement, dans les références qu’on nous enseigne en tout cas, il n’y a pas photo quoi. C’est en effet super masculin et donc forcément t’as beaucoup d’automatismes à en revenir à des références masculines » ou encore, Sabine, étudiante : « Quand il a fallu faire des dossiers de références pour l’examen d’entrée où on donne notre scénographe préféré, notre auteur préféré, pour que le jury se fasse un peu une idée de notre profil, tous les gens dont j’aimais le travail, c’était des hommes, car je ne connaissais quasiment aucune femme scénographe. Et c’est quelque chose qui est pesant dans ce sens-là. »
Face à la levée de boucliers que soulève cette question du matrimoine, les comédiennes et metteuses en scène rencontrées expliquent qu’il ne s’agit pas d’oublier, de jeter, voire de « brûler » le patrimoine, mais d’y ajouter une mémoire perdue, peu valorisée et, ainsi, d’avoir une approche plurielle de la culture et de ce qui fait traces, que ce soit d’un point de vue féministe ou décolonial, par la redécouverte des œuvres et le soutien à de nouvelles créations qui disent aussi le monde. Il s’agit également de contextualiser davantage les « classiques », de s’autoriser à en retracer l’histoire, ce qui a présidé à leur consignation, transmission, valorisation, de s’autoriser aussi à les revisiter… S’ouvre dès lors, à propos des grands chefs-d’œuvre, une pluralité d’enjeux et de possibilités : les garder intacts, mais avec une prise de conscience de leur non-neutralité, les reprendre en les modifiant, etc. Beaucoup insistent également sur l’aspect performatif du langage. La mémoire officielle, tout comme la langue, est politique et résulte de choix. Par exemple, ce que cache l’oubli volontaire du mot « autrice » est souvent mis en exergue : « Autrice, ça existait bien avant l’Académie française et c’est quand ils sont arrivés, que des mecs, qu’ils ont tout effacé, alors que ces mots ont toujours existé, certains même depuis l’Antiquité. Comme si ça n’avait jamais existé, on a tout fait partir » (Annie, comédienne).
La difficulté de la mise en place concrète de ces « bonnes intentions » est souvent évoquée, tant cela suppose de modifier des pratiques entérinées de longue date et donc de sortir des zones de confort, de s’intéresser à d’autres choses que le déjà connu. Les « efforts » à faire pour s’intéresser à ce que les femmes font ou ont fait est également un discours récurrent : « J’évolue aussi énormément et ça devient une vraie préoccupation, tu vois. Comme maintenant par exemple, quand j’apporte des références, bah ça me saute aux yeux, s’il n’y a pas d’homme tu vois, s’il n’y a pas de femme pardon. Du coup, je vais avoir un réflexe de me dire non, mais attends il y a un problème, il faut aller chercher parce qu’il y a forcément des choses que des femmes ont faites aussi. Mais ça demande un effort en plus » (Luis, metteur en scène).
En lien avec le climat de revendications actuelles, la démarche de se mettre en quête de créations réalisées par des femmes nous est souvent présentée comme aujourd’hui « nécessaire », mais aussi « nouvelle », « difficile » : « Je dois effectivement faire une forme heu…, être dans une curiosité de genre, en fait… je… je ne l’étais pas avant hein… Je lisais un texte, je lisais un texte, aujourd’hui je lis des textes en me disant, bon, est-ce que j’ai lu suffisamment de textes d’hommes ou suffisamment de textes de femmes » (Antoine, directeur de théâtre). Pour nouvelle ou difficile qu’elle soit, cette démarche, apparaît pour autant indispensable, comme l’explique avec finesse, Judith, directrice de théâtre :
« Finalement, ce qu’on est en train de dire “C’est un métier de mecs, les filles, vous vous êtes des exceptions ! Ça arrive qu’il y ait de très bonnes metteuses en scène, mais 80% des bons metteurs en scène, c’est des mecs !” Et puisqu’on ne voit que des mecs sur scène… Quand tu vas en repérage, bah tu vois que des mecs, et donc tu programmes que des mecs et c’est un cercle vicieux. Et si on ne s’y met pas à plein pour casser ce cercle vicieux et aller fouiller un peu plus loin et présenter des spectacles qui sont moins connus, de personnes moins connues, mais issues de la diversité, on n’y arrivera jamais !
C’est une conversation avec une copine metteuse en scène, qui m’a dit y en a marre de voir tous ces mecs sur scène. Et je dis, oui, mais tu sais en tant que programmateur tu…, enfin moi je n’ai pas envie de choisir un projet parce que c’est une femme qui le porte !
Elle me dit “T’as qu’à aller voir plus de spectacles de femmes et t’en trouveras des meilleurs !” Et en effet, je pense que si on continue de ne programmer que des hommes,
on ne verra toute notre vie que des hommes.
Parce qu’on n’inspire absolument pas des jeunes générations de femmes. »
Dans le même ordre d’idées, c’est encore la notion d’« efforts » qui est mobilisée quant à l’intérêt et aux connaissances ou méconnaissances des narrations subalternisées. Notons que cette notion d’efforts est aussi révélatrice du fait que les écoles et la société ne nous mènent guère vers l’évidence de cette pluralité. Tout comme pour les enjeux de matrimoine, cela nous invite à nous interroger sur les creux, les silences, les manques de nos mémoires collectives et partagées. Comme l’énonce Marine Bachelot Nguyen, la « décolonisation des imaginaires » passe « par une transformation des récits dominants, par la prise en charge dans les arts des histoires liées à la colonisation et à l’esclavage, trop souvent méconnues, oubliées ou passées sous silence ». Ce corpus oublié des enseignements, des partages, des mises en écriture et en scène appauvrit les possibilités créatives en plus de perpétuer les mises au ban, les logiques d’infériorisation des arts autrefois dits « nègres », « primitifs », en vis-à-vis de l’Art, qui n’a pas besoin d’être qualifié, puisqu’« universel ». Ces corpus par ailleurs ne sont pas seulement des « en dehors », venus d’autres univers culturels, ils font intégralement partie de notre histoire qui est aussi coloniale. Décoloniser les mentalités, c’est aussi décoloniser les institutions et les productions culturelles, notamment, en revalorisant ces corpus et les artistes qui les font vivre et en sortant des dichotomies qui perpétuent les hiérarchies. Décoloniser les mentalités suppose un regard renouvelé sur l’histoire coloniale (qui ne serait pas uniquement racontée du point de vue occidental), mais aussi une transmission/diffusion de cette histoire (savoir d’où l’on vient pour savoir où on va) ainsi que sur les auteur.trice.s, les textes, les objets porteurs du point de vue des populations subalternisées.
De manière concrète, pour en revenir à la « blanchité » de nos scènes et des créations qui y sont proposées, quand la volonté d’augmenter la « diversité » sur les plateaux est énoncée, elle est, non seulement, et nous l’avons déjà évoqué à plusieurs reprises, mise en tension avec le critère de qualité, dont les fondements racistes qu’ils soient conscients ou inconscients sont du ressort de l’évidence, mais également avec le fonctionnement en réseaux, l’homogénéité des références et la difficulté d’en sortir. Autant de freins qui sous couvert de pragmatisme viennent justifier le statu quo.
« Après, c’est pas pour autant qu’il y a une diversité d’offres sur les plateaux, tu vois.
Et ça c’est une… [légères hésitations, léger malaise palpable] un travail que je dois encore faire, mais qui est long. Parce que… il n’y a pas beaucoup, encore, de diversité sur les plateaux visibles. Elle est encore beaucoup invisible. Il y en a encore peu qui sortent des écoles. Ce n’est pas nécessairement des références… Tu vois, comme je suis un généraliste, je travaille beaucoup par réseautages, par cooptations, par antennes, par… Je connais des gens un peu partout qui parfois aident à faire le tri. Sur la question des origines, par exemple… Bon sur le genre, bon ça va, j’ai rattrapé mon retard, je pense, mais sur la question des écritures africaines, nord-africaines, subsahariennes, et autres, je ne connais pas bien. Donc ça veut dire que je ne connais pas les références. »
(Tom, directeur de théâtre)
La question de la représentation, c’est aussi celle du/des publics qui est souvent pensée en termes communautaristes, comme le fait par exemple Franck, directeur d’un lieu culturel : « C’est quelque chose sur lequel je dois être attentif et, en même temps, je ne suis pas sûr qu’il y ait un public… Il n’y a pas de communauté africaine par exemple ici donc je ne suis pas sûr… Il ne faut pas toujours… On fait déjà beaucoup et à l’intérieur de ce beaucoup, il ne faut pas non plus vouloir embrasser toutes les causes, et même si on embrasse toutes les causes, il ne faut pas non plus vouloir embrasser toutes les communautés qui expriment ces causes, quoi. » Son discours nous laisse donc supposer que seule ladite « communauté africaine » aurait un intérêt pour des créations reposant sur des narrations, soit venues d’ailleurs et pourquoi pas d’Afrique, soit portées par des ressortissants belges aux origines diverses et ici en l’occurrence afropéennes, ce qui est sensiblement différent. À nouveau sonnent les relents naturalistes qui enferment corps et narrations dans des schémas figés et stéréotypés. Publics dont il est également dit qu’ils ne se seraient pas prêts, par exemple, à ce que la jeune première d’un texte classique soit « noire » ou, et je reprends les mots qui m’ont été transmis, « grosse ». A contrario, les comédiennes racisées rencontrées ont toutes insisté sur la confiance que l’on se doit d’accorder au public mettant en exergue la nécessité de travailler sur nos propres projections, nos propres représentations de ce que le public est prêt ou pas à recevoir.
Et puis, de quel public, s’agit-il ? Les fidèles, les conquis ou bien une version plus large. De façon un peu provocante peut-être, je dirais qu’en politique on se cache souvent derrière la rhétorique de l’opinion publique en vue du statu quo, en renfort de positions conservatrices, ne se cache-t-on pas ici derrière un public partiellement réel, partiellement imaginaire ? En outre, au théâtre notamment, comme le dit une des femmes actrices rencontrées : « Si le spectacle est bien fait, le public suit… On est là pour raconter une histoire, Blancs, Noirs, petits, maigres, gros… qu’importe… » Cette question, surtout lorsqu’il s’agit d’aller au-delà de la représentation diversifiée des corps sur scène – c’est-à-dire d’être dans d’autres textes, d’autres créations, d’autres points de vue –, est aussi reliée aux enjeux financiers sous-jacents. Sommes-nous dépendant.e.s d’un public conquis ? Doit-on rendre des comptes ? À qui, sur quels critères, sous quelles formes ? Doit-on être rentables ? Plutôt que de se retrancher derrière la potentielle fatalité qu’induisent ces questions, cet enjeu nous amène à repenser également le fonctionnement et la composition des équipes de direction, des Conseils d’Administration, des différentes commissions ainsi que les critères d’attribution de subsides, de bourses, de prix.
De plus, les sous-questions que cela pose pour ceux et celles, celles surtout, qui ne correspondent pas à ces visions restrictives qui influencent de façon consciente ou inconsciente le secteur sont :
- Faut-il sortir des institutions subsidiées et reconnues pour pouvoir travailler, jouer d’autres types de rôles, sortir de l’invisibilité ?
- Faut-il écrire ses propres pièces, créer sa compagnie, devenir metteuse en scène ?
- Comment tenir, vivre, s’extirper partiellement des contingences matérielles et continuer à créer ?
La question des rôles, de l’emploi
Dans son article, Flore Augereau nous relate comment cette question de « l’emploi » fait partie intégrante de l’histoire du théâtre dans une acceptation à la fois naturaliste et pragmatiste. Les personnages apparaissant comme d’emblée liés aux corps des comédien.ne.s et les logiques de sélection tenant également compte des potentiels publics et de leurs attentes. La voix et la silhouette étaient par exemple plus importantes que les visages quand les scènes manquaient d’éclairage. Elle met également en avant les perceptions différenciées de la beauté et de la laideur, où la corpulence des femmes est connotée de façon très différente en fonction des époques. À titre d’exemple, les corps « minces » recherchés aujourd’hui étaient alors des corps « maigres » peu considérés sur le plan esthétique et érotique. Quelques constantes néanmoins, avec la « laideur », la « petitesse » du côté des « bonniches » ou de la « comédie de boulevard », et la « beauté » destinée aux tragédies, aux grands rôles, mais aussi à vendre et à faire rêver. Si les critères de « corps », auparavant officiels dans les concours d’entrée ont aujourd‘hui été remplacés par des enjeux de compétence et de personnalité, divers travaux nous montrent qu’ils continuent à avoir une grande importance, d’autant plus dans un système qui peine à déconstruire ses schémas inconscients et où les principes de sélection, peu définis, sont dès lors très fortement empreints de subjectivité, elle-même nourrie d’imaginaires construits au travers des siècles de patriarcat et de colonialisme.
Ainsi, la question des rôles et de l’emploi soulève à la fois celle des opportunités et des imaginaires, bien entendu de façon interreliée. Outre la pluralité, ou son absence, des narrations – notons qu’en réalité il s’agit surtout d’absence de reconnaissance et de visibilité, le terrain est là, il est riche, mais de dessous de scène –, comme déjà esquissé, les mondes du théâtre et du cinéma, sous certains aspects, semblent encore régis par des représentations de type « naturaliste ». Les stéréotypes structurent en partie la manière dont les rôles sont attribués et attribuables. « Tu n’as pas d’emploi », se fait par exemple dire cette comédienne, ni maigre, ni grosse, ni blanche, ni noire… Comme l’analyse Françoise Vergès, « la structuration raciale des mentalités et des représentations vient de loin », partie intégrante de nos mémoires individuelles et collectives. Sans mise au travail, sans remise en question volontaire et profonde, les schémas sont amenés à se reproduire sans fin.
Ces quelques publications issues de la page @Payetonrôle, sont à ce propos particulièrement explicites :
La socialisation aux « imaginaires naturalistes » et l’apprentissage des stéréotypes par la suite reproduits ont déjà lieu dans les écoles et traversent les enseignements avec notamment des injonctions à la « féminité » et à la « masculinité », parfois vécues comme des violences : « Il y a plein de trucs comme ça où ils disent “une actrice ça doit être féminine, un acteur c’est fort, ça doit être masculin”. À partir du moment où la personne refuse catégoriquement quelque chose, à partir du moment où tu l’y obliges, là c’est déplacé. Peu importe que ce soit un prof’ ou un élève ou un metteur en scène », raconte Léa, étudiante. Dès les premiers pas dans le milieu des arts de la scène, se comprend, se devine, s’affermit l’idée qu’il y aurait des rôles de femmes, d’hommes et, à l’intérieur de ces catégories, des sous-catégories, des hiérarchies en fonction notamment des corps.
Très tôt sont inculquées aux jeunes femmes leurs moindres possibilités, d’autant plus si elles n’ont pas le physique de la jeune première. Les chiffres, présentés parfois comme une fatalité, sont là pour leur rappeler qu’il y a en effet plus d’étudiantes pour moins de rôles féminins et qu’elles ont dès lors moins de possibilités : « On a des données sociologiques qui montrent qu’on a des disparités. Il y a 68% des filles par rapport au nombre de garçons et commencer la profession, c’est sûrement l’inverse, 40% maximum de rôle de femme pour 60, 65% d’hommes. Fatalement, les hommes ont beaucoup plus d’opportunité d’emploi », nous dit ce directeur de lieu culturel. Cette fatalité repose, comme abordé dans le point précédent, sur une appréhension du registre disponible très limitée. Les pièces considérées comme des « classiques » seraient « par essence » moins paritaires. Ce discours reçu à de nombreuses reprises est aussi un moyen de se cacher derrière une époque, de reproduire sans interroger, plutôt que de se diriger vers la redécouverte du matrimoine et, en parallèle, vers des créations plus contemporaines. « Au théâtre encore aujourd’hui je pense que les plateaux sont plus habités, fréquentés par le genre masculin que le genre féminin. Surtout dans un théâtre ou on pratique le répertoire qui date de très loin, parlons du celui du 16e, 17e qui reflète la société dans lequel il s’inspirait et donnait plus de place à des rôles masculins que féminins », nous dit Claude, ce grand directeur de théâtre, et ce, comme un état de fait.
Par ailleurs, les espoirs et les revendications notamment des étudiantes et des jeunes comédiennes, quant à la possible sortie de ces assignations genrées restent pour beaucoup difficiles à entendre et davantage encore à imaginer, comme l’énonce sans détour cette publication sur la page @Payetonrôle :
Dans le même ordre d’idées, déjà dans les écoles, à nouveau, les plus beaux rôles se voient donnés aux hommes, à la fois moins nombreux et davantage représentés dans les textes choisis, sans même parler des traitements différentiels des professeur.e.s à leur égard en vis-à-vis de la sexualisation des corps féminins « Non seulement presque toutes les pièces jouées avaient des rôles masculins en lead laissant les femmes de côté, mais surtout le traitement des professeurs n’était pas le même. Ce qui m’a le plus dérangée était le côté de l’hypersexualisation féminine et de la beauté mise en avant », raconte Domi, aujourd’hui assistante de direction dans un théâtre. Ce qui prend place dans les écoles se répercute ensuite dans les carrières. D’une part, les possibilités d’expérimentation n’étant pas les mêmes pour tous et toutes. D’autre part, les propositions continuant à être inégalement réparties. Contexte qui, nous en avons déjà parlé, installe davantage de concurrence entre les filles pour avoir des bons rôles.
« Quand tu bosses sur une pièce il y a toujours plein de rôles pour les mecs et pour les filles, il faut se partager le gâteau, il faut montrer ce que tu vaux pour avoir une partie intéressante du gâteau, enfin tu vois ce que je veux dire ? »
(Camille, comédienne)
« Quand tu découvres les grands textes, tous les rôles que t’as envie de jouer, mais très souvent, ils sont portés par des mecs. Ça pose déjà question. Puis tu vas dans une école et on ne te donne pas nécessairement accès aussi à ces rôles. Et il y avait peu de mecs et en plus, c’était les mecs qui avaient des énormes tartines de texte à jouer et intéressantes et nous on devait se partager des textes qui sont hyper courts et vides en termes de contenu. Et déjà, quand tu vois la description des rôles qui sont recherchés, etc. C’est toujours le même genre de truc. L’intéressant a été donné aux mecs. Les femmes étaient souvent les amoureuses, la scène du baiser. La scène un peu déshabillée ‘fin bon voilà. »
(Marie, codirectrice d’un théâtre)
Ces contextes d’apprentissage rejaillissent sur les possibilités professionnelles. Des témoignages reçus, mais aussi des études similaires sur le sujet, sexisme et racisme s’entrecroisent et entravent bien souvent les possibilités en matière d’obtention de rôle. Comme le dit Alma, comédienne qui s’auto-nomme « racisée » et dont l’apparence ne correspond pas, selon elle, aux carcans de beauté majoritaires : « Quand tu es noir, c’est le corps qui parle. Mon corps est parlant, signifiant. Je n’ai pas encore ouvert la bouche qu’on cale quelque chose sur ma présence. » Il lui est arrivé lors de certains castings d’être refusée une fois passée la porte avant même de proposer sa scène. Elle relate aussi la charge mentale que cela représente et la force nécessaire pour ne pas abandonner ainsi que les ressources trouvées auprès des autrices afroféministes pour saisir son vécu et le réinscrire dans les rapports sociaux de domination qui permettent de se sortir d’une approche individualiste, du talent, du mérite, nous y reviendrons, qui attribue la faute, l’échec aux seuls manquements supposés de la personne en dehors des contextes.
« Petit à petit, c’est trop, les refus, les commentaires racistes, les rôles de subalternes.
J’ai commencé à lire, et c’est bell hooks, cet ouvrage Je ne suis pas une femme, ça a été un déclic. Elle faisait tellement les ponts entre intime et professionnel…
Et se dire que tout est lié, que l’intime est politique et que les discriminations ont une histoire, à partir de là, je me suis dit ok, je dois lire.
J’ai commencé à lire Audre Lorde, Angela Davis… »
(Alma, comédienne racisée)
Ces corps qui parlent, sexualisés, racisés, idéalisés, Valérie Rolle et Olivier Moeschler, dans leur ouvrage à propos du métier de comédien·ne en Suisse, les présentent sous ces mots : « tyrannie de la tronche ». « Tyrannie », les choses sont dites, les violences qui en découlent, se livrent. Aller vers les arts pour créer, exprimer, jouer, mais aussi questionner le monde vécu ou rêvé, et s’en trouver réduit.e.s à ce que d’autres perçoivent de soi. Quand les obstacles qui jonchent les trajectoires préscolaires et scolaires ont été bravés, les déceptions sont parfois pesantes, quand elles ne réduisent pas tout simplement au silence du fait de ne pas être dans la norme, de s’épuiser de combats sentis comme perdus d’avance.
Dans cette logique « tyrannique », la question de la corpulence, plusieurs comédiennes utilisent la notion de « grossophobie », et celle de la couleur de peau jouent de manière prépondérante. Cette tyrannie oblige parfois à « performer l’identité », celle qui est attendue, quand l’intérieur de la personne et son apparence, en tout cas ce qui est projeté, imaginé, à partir de son corps, ne correspondent pas. Les actrices noires, notamment, racontent cette obligation de surcomposer, surjouer, notamment un accent, de « s’africaniser », alors que belges, françaises…, quand les rôles proposés ne sont que, je cite, des « Fatou », sans-papière, femme de ménage, servante, prostituée… « On m’a dit que j’étais trop typée pour avoir le premier rôle, qu’il fallait que je m’en tienne au rôle de “fille de cité” », raconte Sophia. « Je suis une femme noire. Pour mon grand rôle de session, on m’a donné le rôle d’une esclave, sans jamais me demander comment je pouvais me sentir dans cette position dans laquelle je suis extrêmement vulnérable », poursuit Nosta.
Ce qui s’observe est souvent du ressort de la caricature des personnes racisées avec des processus d’enfermement dans certains rôles stéréotypés.
Corine : « On disait à mon pote, qui était noir : “Tu ne veux pas nous parler de ta vie, de tes grands-parents au Congo ? Tu ne veux pas faire l’accent ?” »
Mariem : « Quand c’étaient des rôles un peu plus, je vais dire, moins élitistes, donc un rôle de femme de ménage ou autre, on avait tendance, à ce moment-là, à prendre des femmes plus typées, quoi. Je ne sais pas, rebeu ou typée comme moi, euh, ben, on allait te voir passer ton audition. En fait, on prend des gens typés quand c’est justifié, entre guillemets quoi. C’est hyper bloqué. Sauf, quand c’est un rôle qui justifie la couleur de peau. Ils avaient pris des femmes maghrébines, mais c’était juste pour jouer une femme qui ne s’en sort pas trop, qui vient des quartiers populaires et ce genre de rôles quoi. »
(Discussion entre comédiennes)
Et évidemment les opportunités sont moindres et se déploient, insidieusement, des pratiques de discrimination des personnes racisées dans les écoles, et, plus tard à l’embauche comme le raconte Leila, comédienne racisée, à propos des castings auxquels elle a participé : « Plusieurs fois en fait, il y avait une fermeture par rapport à la couleur de peau. En fait, ils savaient dès le début ce qu’ils voulaient, c’est-à-dire ils voulaient, ben généralement une blonde, une Caucasienne, avec une fermeture d’esprit si tu étais une femme plus typée. La dernière fois, juste après avoir fait mon premier essai, la personne m’a vraiment fait “c’est bien, mais… [geste de la main qui passe devant le visage] … c’était bien hein, mais tu es peut-être un peu, un peu, basanée quand même pour le rôle”. » Attribuer les rôles en fonction de la couleur de peau enferme dans les corps, nie les capacités d’acteur.trice des artistes, leurs possibilités créatrices, sans compter la marge très limitée des possibles, puisqu’exclu.e.s d’emblée des distributions lorsqu’il n’y a que des rôles dits « de Blancs ».
Malek, metteur en scène racisé raconte :
« Le simple fait qu’on ne me distribue que comme personne noire, c’est déjà discriminatoire. S’il n’y a pas le rôle de Black dans un texte, dans un spectacle, on ne me distribue pas. Et ça reste, c’est pourquoi je dis : “Où est la fiction au théâtre ?” Le théâtre, c’est la fiction pour moi, c’est la fiction. À partir du moment où on dit : “Bon voilà, il y a le rôle de Black, le rôle de Blanc, de l’Arabe, le rôle de machin et on va chercher des gens comme au cinéma”, pfff, on va chercher des clichés, des couleurs pour dire, mais bon voilà, quoi… »
C’est tout un inconscient collectif sur les femmes et les personnes racisées, les personnes non blanches, qui est à mettre au travail, comme le raconte avec finesse Alma, comédienne racisée en posant aujourd’hui un regard rétrospectif et réflexif sur son parcours :
« Au sein de l’école, un de mes professeurs m’a régulièrement appelée par le nom de mon pays de naissance : “Attention, c’est Djibouti qui monte sur le plateau.” Il se disait en plus au fait de ces questions-là. Te ramener à ta condition noire, c’est très violent. Et à cette époque je ne pouvais pas décrypter, j’étais dans le vouloir plaire. Comment dire non, comment dire je ne vais pas… J’étais la seule racisée de la promo, il était entendu que j’aillais pouvoir jouer tous les rôles d’étrangères. À ce moment-là, quand j’ai été distribuée dans le rôle d’une servante, en plus ce rôle n’avait pratiquement pas de texte, je n’ai rien dit parce que j’avais trop peur, l’injonction au sourire et à ne pas faire de vagues… À ce moment-là, j’aurais aimé de la solidarité des autres acteurs blancs, on aurait pu dire ensemble que ça n’allait pas, que c’est reproduire un système. Plus tard, ce même pédagogue m’a engagée dans un spectacle et il me distribue dans le rôle de la gouvernante et donc je suis à la fois étudiante et sur le chemin professionnel comme ça. Je joue à la gouvernante et encore une fois, deux ans plus tard, je ne dis rien. Tout ce package de la servitude, de l’esclavage est énorme et je ne dis rien. Le choix du metteur en scène à ce moment-là, c’est du naturalisme en fait et, mais je me suis empêchée de dire. J’étais rémunérée, c’était mon premier contrat. Et puis, je suis sortie et là, ça a commencé, c’était l’enfer. D’audition en audition, de castings de cinéma et de théâtre, majoritairement les propositions que j’ai eues étaient dans l’assignation de genre et de race avec aussi un impact de la classe sociale, enfin maintenant j’en fais une lecture intersectionnelle. On ne me proposait que des rôles de subalternes, de sans-papiers, réfugiée, migrante avec toutes les déclinaisons en plus du langage dominant, c’était la prostituée, la terroriste… au cinéma. »
(Alma, comédienne racisée)
A contrario, Zia, une autre comédienne racisée rencontrée, raconte la chance d’avoir pu commencer sa carrière avec un seul en scène où elle jouait des dizaines de femmes. Dans le regard des metteur.euse.s en scène, elle a pu échapper à cette « tyrannie de la tronche » par cette possibilité qui lui a été offerte de montrer de quoi elle est capable, mais aussi, et c’est très important, que le public est capable de voir en elle toutes les femmes. D’autres disent en jouer, puisque c’est la seule manière d’obtenir des rôles, fussent-ils stéréotypés, de rester dans le milieu, comme l’expose Anna : « J’ai des origines algériennes, je sais que ça peut faire partie d’une carte de visite. Et en théâtre, quand d’un coup je dis que je suis d’origine algérienne, je prends un petit accent comme ça heu, je mets ma petite veste Adidas et puis ça passe quoi. Non, mais, enfin pourtant, je ne fais pas plus arabe que ça, mais, des fois, je me dis que grâce à ça, je vais peut-être avoir un peu de boulot quoi, tu vois ? C’est terrible d’en arriver à penser comme ça. »
S’énonce la tendance des metteur.euse.s en scène à attribuer des rôles précis selon les profils et à enfermer les personnes racisées dans des rôles peu valorisants, ce qui par ailleurs est pour elleux le seul moyen de se faire une place, comme le raconte, Myriam, jeune comédienne qui porte le voile : « Donc, on a tellement tendance à mettre tout le monde dans les cases qu’on se dit : “Bah, si cette fille, elle est voilée, elle doit forcément jouer ce personnage-là.” C’est comme les personnes noires qui jouent tout le temps les mêmes choses. Tu vois, tu vas te rendre compte que cette personne a toujours les mêmes rôles. Ou le rebeu qui va tout le temps être le gangsta. Donc j’ai l’impression, malheureusement, que les acteurs qui vont absolument percer, ils acceptent d’avoir cette étiquette-là, le temps de justement évoluer et pouvoir choisir ce qu’ils veulent vraiment. »
Selma, comédienne racisée, noire, raconte de son côté des logiques de ruse. Dès le moment des études, sans cesse assignée au rôle de servante, lors d’une préparation de scène, elle propose à son binôme, une jeune femme blonde, d’échanger leurs rôles, et ça fonctionne. Non seulement pour les professeurs, surpris, mais conquis, mais aussi pour sa partenaire à qui d’autres types de rôles que ceux de la jeune première n’étaient jamais proposés. Cette question de la naturalisation est en effet transversale. « C’est un milieu où on doit être désiré.e selon des critères complètement subjectifs. On est au-delà de la compétence et donc, du coup, la discrimination va être sur des choses qui sont très, très rudes, sur le sexe, sur le physique, sur l’énergie, sur le capital sympathie de la personne », explique, Jo, comédienne. Tout.e.s racontent être très souvent enfermé.e.s dans certains rôles et des castings qui ont tendance à accorder beaucoup d’importance à l’apparence physique.
La question des rôles stéréotypés joue évidemment sur les corps racialisés comme sur les corps sexualisés/genrés et sur les corps de classe, ainsi que sur les corps valides, attendus en fonction d’une norme implicite. Pour les comédiennes, en particulier, les normes physiques sont très restreintes et reposent sur différents processus discriminatoires : grossophobie, racisme, âgisme, injonction à la féminité… avec objectivation des femmes à partir de critères essentiellement physiques : « Toute la société juge ce qu’on fait de notre corps, nous, les femmes », raconte Amy, comédienne. Et celles qui transgressent se voient rapidement mises à la marge.
« J’ai une amie qui a eu des soucis. En gros, elle est lesbienne et à cette époque-là, et encore aujourd’hui, elle met très peu de jupes et de robes. Elle s’habille tout le temps un peu à la garçonne, quoi, avec un bonnet, tu vois, et tout. Et une fois, la prof lui a dit qu’elle ne pourrait pas monter sur scène tant qu’elle n’était pas en jupe pour faire son texte, quoi. Et donc, elle a dû aller se changer. Et une autre fille qui était avec nous, et qui était ronde. Et franchement, quatre années, c’était l’enfer quoi pour elle.
Il y avait cette prof-là, de théâtre, ben, qui lui a fait tout un truc en mode “Ça se voit que t’es pas bien dans ton corps ! Ça se voit que tu veux perdre du poids, que tu n’es pas à l’aise.”
Elle s’en est prise plein de tous les côtés. Normalement, quand t’es comédien.ne, ça ne devrait pas rentrer en compte que tu sois gros.se, mince. »
(Nora, comédienne)
Sans compter celles qui n’ont guère le choix, puisque, quoi qu’elles fassent, considérées comme hors des carcans de beauté attendus. Ces normes physiques univoques, avec pour idéal celui de la/du jeune premier.ère (mince, blanc, « beau »…), jouent contre les personnes n’ayant pas un physique qui correspond à cette norme et se voient enfermées dans des rôles peu valorisants, sans parler des commentaires critiques assez directs qui leur sont faites. Dans ce milieu où les corps sont centraux, où dans les offres d’emploi les caractéristiques physiques peuvent être mises en avant, s’installe aussi la possibilité de remarques discriminatoires sans qu’elles ne soient pensées comme telles. Ces mécaniques sont institutionnalisées, incorporées, implicites, ancrées dans les habitudes, les pratiques, les représentations. La manière de s’encoder dans les fichiers du CAS est à cet égard intéressante, ce sont des corps décomposés de façon précise, qui se voient présentés, par taille, par couleur, par poids… Dans un tel contexte, les commentaires se font sans détour, avec violence sans pour autant que les choses soient pensées comme telles. Simplement on dit ce qui est de façon bien plus directe que dans le reste de la société où ce genre d’attitudes, en dehors bien entendu de logiques de dénigrement et/ou de harcèlement, se font plus discrètes, et font souvent, tout de même, l’objet de réprobation collective.
« Voilà, c’est comme je ne sais pas moi, la grossophobie, par exemple, tu vas voir une personne grosse dans la rue, si tu discrimines les personnes grosses tu vas peut-être rigoler, te cacher un petit peu… Tandis que, dans le théâtre, on va te dire par exemple, bonjour, non tu ne peux pas faire ce rôle-là parce que tu es trop grosse pour le faire.
En fait, c’est institutionnalisé, c’est accepté.
C’est comme le sexisme ou le racisme ordinaire, à partir d’un moment, on ne se rend pas compte que c’est du racisme et du sexisme parce que c’est tellement intégré, tu vois. Le racisme, ce n’est pas juste dire à une personne noire “sale bougnoule”,
c’est mille autres choses. »
(Selma, comédienne racisée)
C’est évidemment dans ce cadre que se déploie le corps attendu, parfait, de la « jeune première » et des privilèges qui l’accompagnent. « Jeunes premières » qui obtiennent les bonnes grâces des professeurs, par la suite parfois, à court terme, des metteurs en scène, mais dont ce « corps attendu », cette apparence, est a posteriori tout aussi enfermant, d’autant que la vieillesse prématurée des femmes dans le milieu vient rapidement y mettre un terme. Sans compter que ce fonctionnement « cloné » avive les formes de compétition qui peuvent être très fortes entre « jeunes premières », entre potentielles élues.
« En général, dans les écoles de théâtre, il y a un petit peu, la “Juliette” de Roméo et Juliette, qu’on a un peu tous à l’esprit, donc Européenne, plutôt jolie, dans les standards de 2020, fine, blanche, et ça, ça plaît à tout le monde. Tu sais en général que le marché de l’emploi,
il va être plus doux avec toi. »
(Camille, comédienne)
« Après, à moi, il ne m’a personnellement jamais rien fait, parce que j’avais ses bonnes grâces. Mais par exemple, il y avait une comédienne et il la trouvait vraiment nulle et il me disait dans l’oreille “Putain, c’est n’importe quoi ce qu’elle fait, elle ne fera jamais rien”, puis il lui criait “C’est super !!” En général, les metteurs en scène ne cherchaient pas à me modifier. On travaillait directement sur mon interprétation. »
(Joanne, comédienne)
« Si t’as un physique de jeune première : “Ah, mais toi, t’es une jeune première, il y en a un milliard comme toi donc je ne sais pas comment tu vas faire pour te démarquer.” La plupart alimentent quand même ce truc de, il faut toujours être dans la compétition face à n’importe quelle autre fille, parce que potentiellement elle peut te piquer ton rôle. »
(Julia, comédienne)
Cet enfermement de certains profils dans les mêmes types de rôles provoque déception, fatigue et parfois abandon, comme le raconte ce directeur d’institution : « Il n’y a pas que les conditions sociales qui font que les gens abandonnent hein. Il y a aussi des conditions de la profession qui font que voilà. C’est aussi des questions de discrimination. Un jeune comédien arabe qui me dit “Moi, j’en ai marre de jouer des dealers quoi, j’abandonne moi, je ne veux plus quoi”. » Cet enfermement dans certains rôles pour les comédiennes, toutes les comédiennes, et de surcroît, les comédiennes racisées, amène également la nécessité de porter ses propres projets, comme le raconte Mégane, aujourd’hui, codirectrice de théâtre : « Quand tu es comédienne, tu es obligée d’être porteuse. Si tu ne veux pas être la bonniche ou la servante, tu dois porter ton projet. Dans les anciens films, comme Police Academy, tu n’avais que les connes, les bombasses, etc. Et tu te rends compte qu’on a été élevée à ça. »
Dans son étude à l’école du théâtre national de Strasbourg, à propos de ces mêmes processus, Adrien Thibault parle « d’auto-sexualisation et d’auto-racialisation » des comédien.ne.s invité.e.s à se conformer à ce qui est attendu. Notions qui résument assez bien les dynamiques que nous avons observées, en mettant en exergue le double mouvement d’assignation, en lien avec les représentations sociales et les stéréotypes, et de soumission contrainte, mais néanmoins consciente, aux règles du jeu par des formes de mises en scène de soi. Mises en scène qui, si elles font souffrir et entravent les possibilités artistiques, permettent néanmoins de trouver à travailler, à vivre, à rester dans la course, et parfois, à faire de ces pratiques artistiques un métier de long terme. Avec les années, il devient alors davantage possible de se frayer une place « autre », à distance des assignations, à partir de laquelle se déployer autrement. Par exemple, nous a été relaté à plusieurs reprises l’espace de liberté et de créativité pour les femmes et les personnes racisées, malgré le manque de reconnaissance sociale et économique, trouvé dans le théâtre jeune public. Moins tenu par ces logiques naturalistes et dès lors cadenassé par des visions stéréotypées, ce lieu permet d’explorer d’autres univers, ouvre les possibilités. Cela dit, s’exprime en parallèle le regret du manque de considération à l’égard de ces formes théâtrales, de ces carrières, de ces compagnies.
« Et tout de suite quand j’ai commencé à jouer, professionnellement, je travaillais aussi dans le théâtre adulte et je me sentais très enfermée, à entrer dans des stéréotypes, dans des rôles très prédéfinis. En faisant du jeune public, c’est très varié, j’ai eu l’occasion de faire beaucoup, beaucoup de choses que je n’aurais pas faites
si j’étais restée dans le théâtre adulte. »
(Célia, comédienne)
« On avait l’impression peut-être que le public adulte, il fallait lui apporter du théâtre “sérieux” et quand je disais, dans le théâtre adulte que je côtoyais encore à l’époque, que je faisais de la marionnette, c’était “pfff ma pauvre tu fais de la marionnette ou bien houlala tu joues pour les enfants”… Pour être prise au sérieux dans ce métier-là, il fallait faire du théâtre adulte. Il fallait s’adresser aux adultes. Je crois qu’il y avait ça sans doute. Et que comme beaucoup de gens font ça sans doute pour la reconnaissance… »
(Nelle, comédienne)
« Tu vois tout de suite qu’il y a une prédominance masculine dans le théâtre adulte, c’est évident. Il y a des femmes dans le théâtre adulte, mais elles ne sont pas mises en avant comme les hommes et puis j’imagine que les budgets du jeune public ne sont pas très attrayants pour des carrières masculines. Pour moi, le théâtre jeune public, ça a vraiment été un choix à un moment donné dans ma vie de me dire :
c’est là que je me sens bien et c’est là que je veux rester. »
(Aurélie, comédienne)
Le talent, les compétences, le mérite
Enfin, derrière cette question des pluralités narratives, des écarts de possibles, des reconnaissances et des réussites, émerge la rhétorique du talent, des compétences, du mérite… Question particulièrement sensible.
Premièrement, nous l’avons déjà évoqué en parlant des auditions, du côté des évaluateur.trice.s, bien que « les critères de compétence et de talent » soient difficilement « objectivables », cela ne les empêche aucunement de « faire illusion ». Derrière les performances, il y a du travail bien sûr, mais aussi pour celui/celle qui regarde, une part d’intuition, de ressenti, de goût individuel ainsi que des attentes sociales et des rapports de séduction, qu’ils soient sexualisés ou non. D’autant que, comme déjà évoqué lorsque nous avons parlé des écoles, les critères d’évaluation sont généralement peu explicités et sensiblement différents d’un.e professeur.e à l’autre, d’un.e metteur.euse à l’autre, sans compter les enjeux naturalistes et, pour les femmes en particulier, de sexualisation, voire d’objectification des corps.
« Je m’en voulais de me dire : “Tiens, mais pourquoi tu n’es pas libre avec ton corps, c’est vrai que t’as choisi un métier où il faut être libre avec ton corps.” Et en fait, je n’ai pas de soucis avec mon corps en soi, c’était juste… Je me suis sentie instrumentalisée, utilisée. C’est très compliqué de mettre des paramètres, je dirais, rationnels, de compétence, du coup, les sélections vont reposer sur le sexe, sur le physique… C’est une grande violence ça en fait. »
(Marie, codirectrice d’un théâtre)
Par ailleurs, le contexte de concurrence, mais aussi d’un outil de travail qui n’est autre que le « soi », rend les élèves et les artistes fragiles face aux discours qui questionnent leurs potentialités nommées « talents ». Distinguer l’être de la pratique théâtrale, de la technique, des capacités est éminemment complexe. Les frontières sont poreuses et souvent traversées que ce soient dans les critiques rendues ou dans la manière dont elles sont reçues.
La rhétorique du « talent » peut également, du côté des détenteur.ice.s de pouvoir et/ou de ressources, en certaines circonstances, être un discours facile derrière lequel il est possible de se cacher, de justifier certaines pratiques, certains non-dits, d’autant que les artistes, les plus jeunes surtout, pleins de doutes et d’incertitudes y sont souvent très réceptifs. C’est donc un discours qui recèle en haut potentiel de différenciation subjective, avec des effets conséquents en matière d’estime de soi, de confiance, d’autorisation à être et à créer, et dès lors de violences.
De plus, dans le monde des arts de la scène, dans les écoles en particulier, il semble parfois difficile de distinguer les rapports de pouvoir structurels (d’âge, de statut…) des abus de pouvoir, notamment dans les discours dont les protagonistes – les étudiant.e.s – ne sont pas toujours à même de savoir s’ils ont pour vocation de les instruire ou de les détruire. La part des choses entre les rôles, « jouer la séduction », « jouer la domination » par exemples, et la réalité des vécus est aussi en certaines situations empreinte de flou. Les discours ou comportements, parfois très subtils, parfois évidents, racistes ou sexistes, sont pris dans des rapports non seulement de pouvoir (genre, âge, poids sur les carrières…), mais aussi paternalistes, avec connotation de bienveillance et, souvent, condescendance. « Sur le coup, je ne m’étais pas vraiment rendu compte de ce qui se jouait », raconte cette comédienne, à propos des stéréotypes raciaux au travers desquels elle était perçue d’une partie de ses camarades et professeurs.
D’autant que, comme nous l’avons vu, le mythe de la nécessaire souffrance circule. « Il faut être solide, capable d’encaisser » pour tenir dans le métier. Les barrières entre le jeu et l’intime apparaissent parfois troubles. S’entremêlent « l’envie d’être remarquée et la peur d’être trop vite évincée », relate cette jeune comédienne, dans un monde qui d’emblée, dès l’entrée en écoles de théâtre, est annoncé comme celui d’une concurrence sans merci. Dépendre du désir des autres, comme le relate Marie, aujourd’hui codirectrice d’un théâtre, ce n’est pas rien. Cette dimension du « plaire » participe aussi des possibilités créatrices et de carrière quand, une fois encore, le talent et le travail sont loin de se suffire et d’expliquer de façon holistique les échecs et les réussites :
« À la sortie de l’école, j’ai connu ce que beaucoup de gens connaissent, des difficultés d’insertion dans le milieu professionnel. En tant que jeune comédienne, je me suis pris en plein fouet, c’est-à-dire que je le savais, mais… évidemment, quand tu fais ce métier-là, tu te dis je vais bosser, ça va aller, mais c’était encore plus compliqué que je l’imaginais sur plein d’aspects, ce qui n’était pas juste les aspects contrats, financiers, c’était sur d’autres aspects aussi. Du coup, j’ai aussi fondé ma compagnie, justement pour ne pas dépendre de ce désir. On ne peut pas dire que, par exemple, le fait d’avoir un diplôme suffit, c’est quand même beaucoup aussi la chance, rencontrer les bonnes personnes au bon moment. Tout ça, ce n’est pas juste une question de talent. On sait aussi que c’est un milieu comment dire… heu il y a une accessibilité qui est quand même tellement complexe que du coup, tout ça, ça va être renforcé, en fait. Le rapport de séduction est encore plus prononcé qu’ailleurs, mais le rapport de séduction ce n’est pas uniquement hommes-femmes. C’est aussi homme/homme. C’est quand même un milieu où on doit en permanence être désiré. »
Deuxièmement, et cet aspect est rarement mis en avant, le talent ainsi que les compétences qui le permettent sont aussi au croisement des ressources à disposition, des possibilités offertes, de l’accumulation d’expériences… La question des réseaux apparaît une fois encore comme centrale. Comme le raconte par exemple Loubna, comédienne et metteuse en scène, une part importante des négociations se passe en « off » dans les lieux de socialisation que sont par exemple les bars, moins fréquentés par les femmes qui s’y sentent moins légitimes, se méfient des dragues outrageuses et des impacts sur leur réputation ou encore ne sont pas conviées à ces moments de détente qui sont aussi de réseautage. Exclue de ces « entre-soi masculins », Loubna explique notamment comment un de ces projets est passé du bas au haut de la pile d’un directeur de théâtre grâce à l’intermédiaire d’un de ses amis, partie prenante du projet, qui lui en a parlé en « buvant des coups avec lui ». Réussite au goût néanmoins amer d’avoir dû en passer par là…
Les travaux en sociologie des arts, notamment, sont assez explicites et unanimes à l’égard de l’importance des réseaux et des « attentions sélectives et cumulatives » qui échelonnent les possibilités de réussite dans le milieu tout en se cachant derrière la rhétorique du talent, du génie, supposés en dehors des contingences sociales et interactionnelles. Le fait d’avoir la chance de pouvoir montrer de quoi on est capable, le fait d’être soutenu, conditionnent en grande partie la suite de la trajectoire et l’acquisition d’expériences, qui est aussi le ressort des compétences : l’obtention de rôles, en passant par les subsides, mais également les possibilités d’occuper une place avec pouvoir décisionnaire. Comment faire ses preuves, comment avoir un bon dossier si les portes d’entrée ne sont pas ouvertes ? En résumé, dans une sorte de cercle vicieux : « Moins tu joues, moins tu joues. Moins tu as de rôles diversifiés, moins tu as de rôles diversifiés. Moins tes projets trouvent à être soutenus, moins tes projets trouvent à être soutenus… » Cela n’a pas forcément à voir avec le talent, mais bien avec les représentations sociales, les opportunités, les réseaux dont je reparlerai dans un instant…
Troisièmement, le talent et le mérite, autre discours prégnant, comme dans toute sphère de la société, ne se suffisent pas. Dans une sorte d’étrange double bind, ces discours nient les disparités sociales tout autant que la question des assignations. Les qualités artistiques, le génie se racontent hors corps… « Homme ou femme », « blanc ou noir » ne seraient pas l’important, mais bien ce que l’artiste propose. Mythologie intéressante en soi, mais qui correspond peu à la pratique, nous l’avons vu, faite de corps biologiques et sociaux, sexués, racisés, précarisés, vulnérables, inscrits dans des représentations ethnocentrées de l’universel, du beau, du sacré et dans des rapports de domination et de pouvoir.
Dans leur numéro collectif de la revue Agone, Marie Buscatto, Marine Cordier et Joël Laillier notent que la « force de la rhétorique du “talent” dans les mondes de l’art et son rôle spécifique » consistent à « masquer, occulter, rendre invisibles les mécanismes sociaux de construction des inégalités à l’œuvre ». La rhétorique du « talent », disent-iels en substance, permet de naturaliser les inégalités et de justifier le statu quo. Comme le relate Martine Delvaux, « l’homme par défaut ne reconnaîtra pas, voire ne se rendra pas compte des avantages qui proviennent de son appartenance à la tribu parce que suivant le projet capitaliste dans lequel il s’inscrit pleinement, il est d’abord et avant tout un individu. S’il a du succès, c’est grâce à son seul mérite ». Et Reine Prat d’ajouter : « L’invocation du talent, de l’excellence, voire du mérite, comme seul critère de sélection est l’argument indépassable de toute décision touchant à l’artistique. En fait, c’est la reconnaissance des pairs qui fait la décision. Qui dit “pair” dits “égaux” et donc “semblables”. »
En réalité, « plusieurs processus sociaux se combinent dans le temps pour expliquer les inégalités constatées : socialisations familiales, critères de jugement, stéréotypes et conventions sociales sont favorables à l’élection “naturelle” de certaines personnes plutôt d’origine sociale favorisée, de sexe masculin et non racisées ». Dans un article particulièrement éclairant, Adrien Thibault nous rappelle que la « hiérarchie des talents trahit ainsi, au théâtre plus qu’ailleurs, une hiérarchie des êtres ». L’idéologie du « si on veut, on peut », dit-il, y cède la place à celle du « si on est, on peut ». Dès lors, « l’interrogation sur ce qui fait et ceux qui font l’être ou le non-être (talentueux) n’en apparaît que plus nécessaire ». Son analyse l’amène à traiter des trois niveaux qui, dans le cumul des manques et/ou de ressources, permettent de saisir là où se cristallisent les inégalités et la manière dont elles permettent audit « talent » d’émerger et de se déployer.
« La genèse de la consécration » peut être retracée, dit-il, au travers d’une analyse des « propriétés scolaires, culturelles et corporelles desdits talentueux », « des relations qu’ils entretiennent entre eux » et enfin, « au travers des prescriptions familiales, amicales et professorales ». Ses conclusions sont particulièrement éclairantes pour notre propos, lorsqu’il met en exergue que ce quelque chose que serait le talent, le génie, perçu comme « naturel » et donc « inexplicable » est en réalité profondément travaillé par des inégalités sociales : « De ce que nous en savons, le talent est le pouvoir personnel de domination charismatique, par définition légitime, produit par un triple travail social d’incorporation de dispositions, d’édification relationnelle et de prescriptions identitaires, effectué par une multiplicité d’acteurs au profit d’un individu particulier. Somme de propriétés et de processus sociaux individualisés, il est un avoir et un devenir faits (précocement) être. »
- Quelles possibilités de carrière : seuils d’élimination et espaces d’opportunité
« On constate l’absence des femmes, nous dit Martine Delvaux, on pense leur effacement ou leur domination, leur humiliation, leur sacrifice… mais est-on capable de penser l’omniprésence masculine ? Ce que Virginia Woolf appelait pouvoir hypnotique de la domination et qu’on pourrait décrire comme l’état de fait de l’entre-soi des hommes. Une non-mixité si vaste, si étendue, si généralisée, si ordinaire, en somme, qu’elle passe inaperçue » . Cette interrogation cruciale et les questions présentées ci-avant nous amènent à tenter de repérer de façon plus systématique, outre la question des rôles et des stéréotypes, les récurrences qui nous permettent « d’expliquer les raisons pour lesquelles, à formation et compétences égales, l’espace d’opportunité des hommes et des femmes n’est pas le même » ; et, par ailleurs, les raisons pour lesquelles « l’espace d’opportunité » des femmes qui ne correspondent pas aux stéréotypes de la jeune première et/ou d’origine modeste et/ou racisées s’en trouve encore davantage réduit.
Dans son étude intitulée Trajectoires professionnelles des artistes femmes en art dramatique. Singularités et mécanismes du « plafond de verre », Raphaëlle Doyon met en exergue la nécessité de repérer « les seuils d’élimination » et les « étapes où se sédimentent les inégalités tout au long des parcours professionnels ». Nous l’avons vu, la question se pose dès l’entrée dans les écoles, depuis les concours et leurs critères, avec déjà les corps qui parlent, en termes de phénotypes, de classe sociale (les postures, les accents, la connaissance des classiques…), mais aussi lors des premières années éliminatoires. À l’intérieur des groupes classes et par la suite des groupes de travail, des troupes, les relations sont elles aussi en partie conditionnées par des rapports de pouvoir, des rapports de classe, des hiérarchies de genre, d’âge, mais aussi des représentations de soi et des autres empreints d’idéologie raciale, souvent inconscientes, voire déniées. La question de l’inégalité se pose évidemment et souvent de manière encore plus cruciale, car le chemin est engagé, et ce, parfois, au prix de nombreux sacrifices, à la sortie des écoles, où l’insertion dans le monde professionnel est elle aussi stratifiée.
Dans les différentes observations, dans les récits, une fois sorti.e.s des écoles, cinq dimensions carrefours principales nous été énoncées : les ressources sociales et culturelles, en ce inclus les socialisations genrées qui préparent davantage les hommes à occuper des fonctions à responsabilité ; l’importance des réseaux dans un milieu structuré par des logiques de cooptation ; l’articulation vie professionnelle/vie privée et notamment l’enjeu de la parentalité, éminemment genré ; les stéréotypes par rapport aux fonctions occupées et enfin la prégnance du sexisme ordinaire et de ses effets.
Les ressources sociales et culturelles
Comment tenir sur la durée sans être soutenu.e.s ? Comment ne pas s’épuiser dans des boulots alimentaires ? Comment garder l’envie, trouver le temps de la création, l’énergie nécessaire quand le quotidien est avant tout tramé par des logiques de survie, quand les contingences matérielles prennent toute la place ? Comment tenir sur la durée d’une vie en insécurité alimentaire permanente ? Comment quand un boulot se présente faire fi des déconvenues, des frustrations, des colères ? Comment jongler, aussi, entre le devant et l’arrière de la scène, s’interroge Jenny, une des comédiennes racisées rencontrées, artiste de nuit et serveuse de jour, dans un t-shirt informe, uniforme de cette cantine où elle sert des personnes en costume trois-pièces qui à peine la regardent, invisible parmi les invisibles, appréhendée comme une immigrée parmi les immigrés, insiste-t-elle, car ici comme ailleurs les corps racisés sont au service des corps blancs. Elle est belge pourtant, et sur scène chaque soir ou peut-être dans une autre vie…
Comme le relatent Raphaëlle Doyon ainsi que Brigitte Rollet et Delphine Naudier : « Les plus démuni.e.s de ces ressources sont l’objet de discriminations jamais énoncées, car en adéquation avec un monde qui, en dépit de la crise actuelle, continue à vanter le désintéressement et les valeurs universelles d’un art qui échapperait aux rapports économiques et sociaux de classe, de sexe et de racialisation. » C’est à nouveau, dans la poursuite de ce qui a été précédemment énoncé, d’une part, le discours trompeur du talent, du génie, hors contingences, qui se donne à voir, et la négation de la manière dont ces inégalités de fait structurent le champ des possibles. Aux écarts en termes d’accès aux mondes des arts, aux écoles, aux rôles, aux soutiens, s’ajoutent les « bas de laine » eux aussi ancrés dans des conditions sociales concrètes, qui permettent de « nourrir » son CV avec toute l’attention requise ou épuisent dans des boulots éreintants, car seuls accessibles, et qui de surcroît sont traversés par des dimensions raciales et genrées, qui outre les corps atteignent les psychés.
La question des ressources sociales et culturelles, c’est aussi celle des backgrounds, de l’accès facilité à la Culture avec un grand C, à cet imaginaire d’un patrimoine universel, hors historicité, et à ses codes, ainsi que celle des socialisations à être, notamment à être « femme », et aux valeurs associées. Prendre sa place se gagne, s’apprend, au prix de nombreux sacrifices, de luttes individuelles et collectives qui supposent aussi, pour nombre de femmes, d’aller à l’encontre des socialisations apprises, socialisations incorporées qui invitent à se faire petites, à douter, à ne pas trop se faire remarquer. Ainsi, avoir de l’ambition, être correctement rémunéré.e.s, etc. sont des objectifs professionnels mis davantage en avant pour les hommes que pour les femmes. Ce qui parfois provoque du mal-être du côté des femmes qui nourrissent des objectifs similaires et qui prennent conscience de l’insupportable des écarts, des injustices. Évidemment, cela dépend des trajectoires, des singularités et, par ailleurs, les nouvelles générations le vivent parfois autrement, plus au fait, plus revendicatrices aussi, mais il y a des restes de cet apprentissage de la discrétion, de l’effacement, de la douceur qui jouent sur les possibilités d’estime de soi, de confiance, d’accomplissement, d’avancées en carrière tant il s’agit aller à l’encontre des valeurs professionnelles et intimes, voire identitaires transmises (soin, disponibilité, organisation…).
« Alors j’ai dû me battre pour mon salaire, enfin me battre, non j’ai dû négocier mon salaire pour mon nouveau boulot. Et moi, je suis quelqu’un qui déteste parler argent et je sais que je déteste tellement ça, je suis tellement mal à l’aise avec ça… C’est vraiment un truc d’éducation et je pense que les femmes elles ont vraiment un gros problème avec ça, en tout cas la plupart, j’ai l’impression. De celles qui m’entourent, elles ont vraiment un problème à défendre leurs intérêts financiers. C’est un gros sujet tabou pour moi et là je me retrouvais en position de défendre le fait que, ben, je passais directrice…
Bon, après, ça ne veut pas dire grand-chose, mais… enfin voilà, mais c’est un autre statut et donc il fallait quand même que je sente une différence de juste…, de passer à un autre statut euh… Et là je sais que j’ai dû vraiment me faire violence. »
(Florence, codirectrice de théâtre)
« Le problème, tu vois, je pense que c’était, au départ, en tout cas moi, ouais ça, c’était l’image que je me faisais de la place d’une femme, ou même de ma place à moi, plus que de la place d’une femme, ouais ma place à moi parmi les autres. Je me dévaluais complètement, je ne m’autorisais pas à être là tu vois, parce que ce n’est pas ce qu’on nous a appris ! On nous a appris à être discrètes, à obéir, donc j’ai vécu cette difficulté-là. »
(Aline, directrice d’un théâtre)
Les normes éducatives genrées qui inculquent aux filles la retenue, la modestie participent de cette difficulté à se mettre en avant, à se valoriser par la suite, car ancrées dans les comportements, les corps. Laure, metteuse en scène témoigne de cette difficulté à aller contre l’éducation reçue, mais aussi les attendus sociétaux qui entravent les possibilités de prendre place, tout en se refusant à « imiter » des comportements masculins jugés prétentieux, équation complexe qui prend en réalité des formes multiples puisque s’observent à la fois des dynamiques de reproduction de ce qui est attendu et de fortes volontés de transformation profonde du secteur, et de la société, de manière plus générale : « J’ai l’impression que les filles on se met beaucoup moins en avant que les garçons. Alors, c’est peut-être que j’ai été éduquée comme ça, tu vois, c’est peut-être générationnel… Peut-être que la génération actuelle sera moins comme ça, je n’en sais rien, mais moi, par exemple, je ne dis pas “c’est génial ce que je fais”. Je ne parle pas de mes trucs tout le temps, je ne prends pas cette place-là, mais je peux parfois être en conversation avec un homme de mon âge qui fait le même métier que moi et qui va me raconter tous ses trucs et qui ne va jamais me demander ce que je fais. Moi je ne vais pas en parler, tu vois donc c’est peut-être aussi de ma faute… Voilà, je suis plus discrète, plus en retrait… Et j’essaie de me battre contre ça, mais alors j’ai l’impression que c’est prétentieux. D’ailleurs, je les trouve très prétentieux [elle rit]. »
La question de la cooptation et des réseaux
Aux ressources de départ s’adjoignent les relations sociales qui, bien qu’en partie préexistantes, reposent aussi sur des opportunités inégalement distribuées. Nous l’avons déjà esquissé dans la partie sur les écoles, les réseaux sont très importants dans les possibilités de faire carrière, mais les moyens de les constituer, d’être coopté.e.s, outre la question des conditions socio-économiques – avoir le temps nécessaire pour aller dans les événements culturels divers, mais aussi dans les bars, discuter, rencontrer les « bonnes personnes » et, ce faisant, se faire connaître ou a contrario être obligé.e.s de travailler en parallèle –, sont notamment genrés… Comme l’énonce Raphaëlle Doyon : « L’accès aux réseaux sociaux informels étant un élément majeur d’entrée, de maintien et de reconnaissance comme artiste, la plus forte propension des hommes à bénéficier de réseaux efficaces tout au long de leur parcours favorise leurs carrières, comparativement à celles de leurs collègues femmes, même dans l’accès aux positions d’autorité où la compétition n’est plus sexuée a priori » .
Cette question des entre-soi nous a été relatée à maintes reprises dans un milieu où les relations sociales sont essentielles. Myrtille Picaud, dans son étude à propos des inégalités de genre dans les programmations musicales, en comparant les scènes parisiennes et berlinoises, démontre en sus combien les réseaux d’entre-soi sont eux-mêmes situés. Elle note des différences notables d’ouverture en fonction de la conscience (ou non) des implicites genrés et sexistes qui orientent les prises de décision des différents acteurs rencontrés. Comme le raconte, Joe, metteuse en scène : « Ce sont les théâtres qui nous choisissent, généralement on envoie tout ce qu’on peut et puis on espère que ça marche, donc euh… Et puis je dirais vraiment sur des rapports de confiance. C’est très dur en fait d’obtenir l’attention d’un directeur ou d’une directrice de salle, donc ça se fait vraiment par réseau. Quand on part vraiment de zéro, il faut envoyer du matériel de ce qu’on a fait avant pour susciter la curiosité, mais moi quand même ma sensation, c’est que la seule chose qui marche, c’est le réseau. »
Enfin, notons que « l’exercice des responsabilités et les prises de décision » s’inscrivent également notamment dans des rapports genrés, tout comme « l’accès aux moyens de production, aux réseaux de diffusion, à la visibilité médiatique ». Comme le relate Amy, directrice d’un centre culturel : « À partir du moment où la majorité des conseils d’administration sont majoritairement constitués d’hommes de plus de 50 ans, blancs, hétéros… il y a très peu de représentativité de femmes et de choses comme ça bien sûr… » Ainsi, la composition des CA et des commissions de recrutement, majoritairement masculine, contribue à la perpétuation, d’une part, d’une moindre visibilité des productions artistiques faites par des femmes dont ils connaissent moins le travail et, d’autre part, du sexisme ambiant. Il s’agit dès lors d’un important potentiel levier de changement afin de s’ouvrir à la pluralité effective présente dans le milieu, que ce soit en termes de trajectoires ou de propositions artistiques.
Bien entendu, nous sommes conscients que cela ne se suffit pas. Les dynamiques de changement doivent être protéiformes, de court et de long terme, portées par des acteur.trice.s différencié.e.s, prendre place en différents lieux et à différentes échelles. Comme l’a notamment montré Anne Vanweddingen dans son travail sur les commissions de sélection de projets de film en Belgique, les biais genrés se posent bien au-delà des logiques paritaires, tant il ne suffit pas qu’il y ait des femmes dans une commission pour que leur point de vue soit entendu et respecté, d’une part. D’autre part, il est évident qu’une femme comme un homme peut reproduire les biais sexistes au travers desquels iels ont été socialisé.e.s, au travers desquels on leur a également, ici de façon spécifique, appris à évaluer le « beau », le « solide », le « vendable »… Sans oublier bien évidemment qu’il ne s’agit pas de « Femme », catégorie réifiée et essentialisée, mais des femmes, à la croisée des singularités et des discriminations communes vécues.
La parentalité et plus spécifiquement encore, la maternité
La question de la maternité, ici, comme ailleurs dans la société, joue encore souvent contre les femmes. Qu’elles optent pour un renoncement (décision qui n’est pas toujours simple quand il s’agit en certains cas d’un choix contraint, de pragmatisme ou de dépit) ou qu’elles tentent de tout combiner. Elles restent celles dont les corps portent les enfants, celles aussi qui bien souvent s’en occupent majoritairement, ce qui peut compliquer la gestion des agendas, des tournées et fermer des portes, comme le relate Gaëlle, comédienne, très vite remplacée sur une création avec pour justification : « Je travaillerai avec toi quand tu auras fini de faire des enfants. ». Cette publication sur la page @Payetonrôle est à cet égard également très explicite :
Pour les comédiennes, les grossesses viennent souvent faire entrave à la poursuite de leur métier, que ce soit en lien avec des formes de discrimination à l’embauche, des jugements sur leur corps modifié ou encore, avec la combinaison difficile entre vie professionnelle et vie privée qui les rend – par choix ou par défaut, faute d’être suffisamment soutenues, relayées, secondées, épaulées, que ce soit par les partenaires, les proches, la société – moins disponibles.
« Par exemple, ma première grossesse, je venais de savoir que j’étais enceinte et il s’avère que c’était prévu que je fasse des castings, des auditions pour des pièces. Bref, je suis prise, mais ils m’ont dit “en fait, tu étais choisie, mais comme tu es enceinte, ça n’ira pas”.»
(Justine, comédienne)
« Une fille que je connais, elle n’a plus été engagée après parce qu’elle avait pris du poids après son accouchement. »
(Mélanie, comédienne)
« Je suis en répétition avec mon bébé de six jours. Je jouais avec des amis de l’école et donc tout le monde se passait le bébé. Après, quand je jouais le soir, mes parents venaient dans les loges le garder pour que je puisse allaiter. C’est toujours un peu cette dualité, entre l’envie de passer du temps avec tes enfants et en même temps de bosser. »
(Sarah, comédienne)
« Au début que j’avais mon bébé et que j’étais seule, j’étais avec mon bébé sous le bras, le Maxi-Cosi sur le bar, je demandais aux spectateurs de tenir le bébé. »
(Mélanie, assistante de direction dans un théâtre)
La question des « corps modifiés », et nous avons vu dans la partie sur « les rôles » combien ces éléments de la corporéité sont centraux, outre la maternité, renvoie également à celle de la vieillesse. Permettons-nous ici une petite parenthèse pour signifier combien l’âgisme, les représentations sociales différenciées associées à la transformation inéluctable des corps par le temps pour les hommes et les femmes, ont une incidence sur la montée, mais aussi la durée, en carrière : « Au niveau du plateau, le rapport des filles et des garçons, enfin des comédiens et comédiennes, déjà il y a très peu de rôles pour les comédiennes à partir d’un certain âge. Voilà, donc là pour moi, il y a un réel problème », nous confia Sophia, comédienne.
Pour en revenir à la parentalité, les femmes racontent devoir affronter les remarques et les préjugés : « Après, si tu veux des enfants, bah ce n’est peut-être pas le métier le plus facile parce que c’est la nuit… », dans une société au sein de laquelle cette question est encore en grande partie considérée comme de leur responsabilité sans réelle prise en charge collective, dans une société où la peur d’annoncer une grossesse par crainte de chambouler l’organisation d’une équipe, de bouleverser un projet, de perdre sa place, mais aussi par peur d’un jugement implicite perdure : « Moi, j’ai le projet d’avoir un troisième enfant et je ne peux pas m’empêcher de me dire “gloups, le jour où ça arrivera”… Sachant que la personne en face va se dire “ça va encore être le bordel pour nous”, ça va engendrer ça, autant de changements, c’est jamais simple en tout cas » (Cathy, assistante administrative dans un théâtre).
Enfin, sans compter que les dispositions au travail, que ce soit en termes de choix (vouloir prendre le temps pour ses enfants – ce qui pour les hommes est beaucoup moins valorisé – entre beaucoup moins en ligne de compte dans la définition/reconnaissance de soi) ou en termes de contraintes, ne sont bien entendu pas les mêmes une fois devenues mères. Maternité qui joue dès lors sur les possibilités de carrière et d’accès à des postes à responsabilité quand combiner parentalité et vie professionnelle est si compliqué. « Depuis que je suis mère, je me rends compte que ce secteur n’a pas du tout réfléchi à la question de la parentalité et je pense que ce sont les femmes qui en souffrent le plus », nous partage ainsi Rose, comédienne.
Dès lors, même quand les hommes et les femmes ont accès aux mêmes opportunités, les conditions (maternité…) ne permettront pas forcément aux femmes d’en profiter de la même manière et de continuer leurs avancées. Zoé, metteuse en scène, raconte : « J’ai quand même l’impression que c’est clairement un métier qui est pensé au masculin. Donc la première conséquence de ça, c’est que toute la structure est faite pour un homme. Par exemple, c’est un projet où tu dois être disponible pendant six semaines en bloc à 100%, ce n’est pratiquement jamais possible de faire la mise en scène autrement, donc c’est pratiquement incompatible avec le fait d’être parent. C’est vraiment un métier qui ne prévoit pas ça et en fait, j’ai l’impression que ce n’est pas juste… C’est présenté comme des contingences pratiques, mais en réalité, elles sont le reflet d’une idéologie. C’est-à-dire que si moi je disais en fait euh : je mets en scène le matin et l’après-midi je joue avec mon enfant, les gens penseraient que je ne suis pas une bonne metteuse en scène. Parce que le génie, il est complètement pris dans son travail donc pendant les douze ou les six semaines où il met en scène, le reste du monde n’existe pas. »
Outre les pressions, les tensions, s’invitent charge et fatigue mentales de devoir gérer vie privée et vie professionnelle et, à terme, se dessinent des parcours entravés : « Ce n’est pas parce qu’on donne la même place à un homme et à une femme que forcément ils la prendront de la même manière parce qu’aussi comme je te disais tantôt je crois que parfois, moi ce n’est pas parce que tu vas me dire que je peux aller siéger dans un super truc où je travaille 60 heures par semaine que je vais le faire parce que j’ai… parce qu’en tant que femme et en tant que mère, je vais avoir d’autres choses qui vont intervenir donc… Ce n’est pas que l’accès à la place, c’est aussi les conditions dans lesquelles chacun peut exercer cette place » (Mélanie, assistante de direction dans un théâtre).
Stéréotypes par rapport aux fonctions occupées
Malgré le nombre d’étudiantes et surtout d’aspirantes majoritaires dans ces fonctions, les métiers du spectacle nous sont présentés comme davantage attribués à des hommes en lien avec les exigences et la grande implication demandée, difficiles à combiner avec la vie familiale, souvent décrite selon des schèmes de pensée qui confondent grossesse et parentalité, potentiellement du ressort des hommes et des femmes : « Pour moi, la scénographie, c’est un métier, je trouve peut-être un peu plus évident pour les hommes dans la mesure où on demande un investissement total, beaucoup de déplacements, beaucoup de travail la nuit, les répétitions. C’est biologique, c’est-à-dire qu’effectivement, à un moment donné, la question de l’enfant arrive et parfois ça peut peut-être interrompre des parcours, des parcours professionnels, et ça les interrompt parfois longtemps et parfois trop longtemps, que pour reprendre… retrouver une place ou, euh, donc je pense que ça influence quoi. On pourra faire toutes les lois pour l’équité qu’on veut, je veux dire tant que les hommes ne pourront pas porter les enfants… et du coup avoir peut-être plus envie de quitter un peu leur métier, c’est voilà. Tu vois qu’il y a un truc… Tout ça, c’est vrai aussi qu’il y a peut-être d’autres… Je ne sais pas, c’est peut-être culturel aussi, je ne sais pas » (Léon, metteur en scène).
Ainsi, les seuils d’élimination sont aussi interreliés aux stéréotypes genrés qui structurent le milieu et la société. Comme démontré par les chiffres, se déploie notamment une certaine exclusivité masculine dans les emplois techniques : « C’est toujours aussi fascinant de voir dans les théâtres à quel point il y a des choses qui se reproduisent, en communication, en administration, en relation avec le public, on a beaucoup de femmes ; alors qu’en technique, on n’en a quasiment aucune. Alors, quand une femme est régisseuse, on a l’impression que c’est une fierté pour le Théâtre de dire “On a des femmes dans notre équipe technique” » (Danielle, responsable administrative d’un théâtre).
Les explications de ces disparités qui nous sont données reposent souvent sur des conceptions essentialisantes, des formes de naturalisation des fonctionnements sociétaux. Les « petites filles » seraient davantage socialisées à des orientations artistiques par leur inscription à des activités extrascolaires en ce sens, mais aussi parce que leur nature les mènerait vers ces activités.
« Il faut dire que, en plus dans les… jusqu’à présent, le costume était beaucoup plus présent dans le cursus. Donc ça je pense, ça a participé sans doute à attirer peut-être des étudiantes qui peuvent avoir plus de goût pour le vêtement, pour l’idée…
que l’idée de la couture intéresse. »
(Vic., professeur)
« Dès les écoles primaires, quand il y a un atelier de théâtre, en général il y a plus de filles qui voudront y aller, par goût. Elles sont plus facilement désinhibées, elles sont plus prêtes à faire du spectacle, à jouer une pièce, à danser ‘fin.
Il y a un truc naturel aussi peut-être qui fait que… ».
(Martin, professeur)
Cet ancrage naturaliste se retrouve également dans le discours de Claude, directeur de théâtre : « C’est clair que dans notre théâtre, comme dans beaucoup d’entreprises, on est entre guillemets – parce qu’il faut mettre des guillemets partout maintenant – “victime d’une situation qui nous dépasse, qui est le déterminisme social” et je préfère parler de déterminisme social plutôt que de systémie qui fait que, voilà le métier de la scène était plutôt réservé aux hommes et les métiers de communication et de l’accueil réservés aux femmes. » Parler de « déterminisme social », même si cela renvoie à une histoire des disparités inscrites dans la société, plutôt que de « systémie », permet de ne pas mettre en évidence les rapports de pouvoir et le sexisme, qu’ils soient passés ou contemporains, et dès lors de se dédouaner de la situation existante. Si le terme « social » renvoie à l’idée de « construction de la société », associée au « déterminisme », il mène potentiellement à une approche figée, quelque peu fataliste, et permet, ici à Claude, mais cela dépasse de loin son cas en particulier, de se présenter comme « victime d’une situation » de laquelle il ne semble pas participer.
Faire avec le sexisme
Enfin, pour les femmes, déjà durant les études, et ensuite dans les carrières, peu importe les postes occupés (même dans des charges de direction, nous y reviendrons dans le point suivant), la charge mentale de devoir se construire une carapace de protection contre le manque de reconnaissance et d’écoute est très forte, sans même parler de la question du sexisme : « En fait, ça me stresse d’une drôle de manière parce que j’ai conscience d’un automatisme de protection que j’ai. Tu deviens une machine, tu vois, hyper carrée… Je respire un coup pour me calmer et dire “Ok, on reprend”, tu vois. Parce que tu te retrouves face à des mecs où on perd des heures aussi, mais j’ai appris de ça, tu vois. » Manon, metteuse en scène poursuit : « Et sur ce projet-là, quand je suis arrivée, tu vois, c’est con, mais c’était une nana de genre 28 ans qui était la lumière, une meuf de 30 piges au son et ça m’a fait un truc de fou “Ok, on va pouvoir parler, je vais passer une bonne semaine, ça va bien se passer”, tu vois. Et en effet c’était beaucoup plus confortable. C’était dans le rapport, je n’avais pas besoin de la carapace dont j’ai besoin en temps normal. »
Youssef, professeur qui se présente comme homosexuel et racisé – ces éléments sont importants en lien avec le regard qu’il pose sur le milieu de la scénographie et des métiers techniques en général –, raconte : « Il y a quand même un gros machisme dans ce métier qui est lié à plusieurs choses hein, c’est que ça a longtemps été un métier exclusivement d’hommes. Il y avait une espèce d’a priori sur la question physique parce que quand même, quand on fait de la scéno, on doit déplacer des trucs, on doit porter des trucs, enfin c’est un travail qui peut être aussi extrêmement physique et du coup bon ben voilà, les femmes, elles sont plus faibles physiquement que les hommes, alors voilà on va laisser les hommes le faire, tu vois ce que je veux dire avec ce genre de discours… Mais c’est vrai qu’il y a quelque chose du machisme qui m’est intolérable ‘fin physiquement et de la domination des hommes, ‘fin je trouve ça très casse-pieds. » Il décrit notamment des comportements ouvertement sexistes et machistes, parfois, pour lui, difficiles à gérer : « Et un jour, un des régisseurs vient me voir et me dire “alors, pour le montage de tel spectacle, je vais prendre trois personnes. Elle, elle et lui“ et mon collègue de dire “Ouais, t’as bien fait de la prendre, elle n’est pas super compétente, mais qu’est-ce qu’elle a un bon cul”. Et puis bah toi, t’es là et tu te dis “pfff…” Parce que, comment dire, c’est aussi la même chose d’une certaine façon, cette misogynie de base, ce machisme de base, il est aussi homophobe, raciste… ‘fin tu vois la question du traitement des femmes, il est lié vraiment à, attends comment ça s’appelle encore ce truc euh… l’intersectionnalité. »
Dans un tel contexte, la parole des femmes est souvent mise en doute. Dans les réunions, leur parole est décrédibilisée, considérée comme ayant peu de valeur. Comme l’énonce Éric, animateur : « Assez régulièrement quand une femme explique quelque chose, certains hommes ont tendance à réexpliquer les choses après parce qu’ils pensent que si la femme a expliqué, ce n’était pas compréhensible ou ça n’a pas été compris, que ça n’a pas de valeur. » De manière générale, les femmes metteuses en scène notamment nous racontent combien il leur est difficile d’être prises au sérieux, ce qui bien entendu a une incidence sur l’obtention de soutiens, mais aussi sur le déroulé des projets et, à terme, des carrières.
« Il était clair qu’en tant que metteur en scène, donc potentiellement meneuse de projets, meneuse d’équipe, ce n’était pas évident d’être reconnue. Si jamais pour le dire brut de décoffrage, en tout cas à l’époque, si jamais vous étiez une jeune femme aimable et souriante, c’était très difficile d’être prise au sérieux. »
(Kyla, codirectrice d’une compagnie)
« Le fait que je sois une femme, c’était vraiment très difficile. Le directeur était très misogyne. J’ai assisté à, pfff, plein de moments horribles. J’avais fait venir Laura qui proposait un spectacle que je trouvais super sur les questions de racisme, tout ça. Et alors on la reçoit ici, on se met dans le hall et lui [imitation elle est assise, les bras croisés, et le regard tourné loin de son interlocuteur], comme à son habitude hein, pour mettre les gens mal à l’aise, il ne les regarde pas, il fait un peu semblant qu’il s’emmerde. Et puis tu as Laura qui ne connaît pas le personnage qui arrive toute rayonnante avec plein d’idées géniales, elle en a dans le ciboulot, elle arrive à parler de son spectacle, elle a tout pigé sur le truc et il ne la regarde pas ! Et je la vois se décomposer petit à petit, tout son enthousiasme et… et sa verve et… qui commencent un peu à s’effriter et à couler au sol comme ça, elle, super mal, je le vois ! »
(Fanny, assistante de direction, théâtre)
Par ailleurs nous est raconté un traitement différent selon le genre lorsqu’il y a un problème, les femmes étant plus facilement critiquées et par ailleurs leurs remarques moins entendues et leurs demandes aisément remises en cause.
« C’est vrai que, de temps en temps, les demandes des metteuses en scène, ou des comédiennes, elles sont un peu vues euh… Elles sont plus facilement tournées à la dérision que les demandes des hommes [silence]. Quand c’est des hommes qui vont demander, étonnamment, on ne va pas passer 300 ans à… à se dire “est-ce que c’est une bonne idée ?, est-ce que c’est nécessaire ?, combien ça va nous coûter ?, etc.”. Alors que, quand c’est des femmes… Je ne dis pas qu’on va euh… tout le temps le faire, mais c’est vrai que, là étonnamment, ça va devenir un sujet. »
(Dorian, responsable technique, théâtre)
« Étonnamment, les mots sont un peu plus durs quand on est en désaccord avec une femme… Je pense qu’on a vite tendance à dire… On va vite assez dire “oh putain elle est chiante” alors qu’euh… avec un homme, je ne sais pas pourquoi, ils le disent différ… enfin c’est pas… si différemment, mais euh… t’as l’idée…
moi j’ai jamais entendu Antoine dire “oh il est chiant”… »
(Marc, assistant de direction, théâtre)
De leur côté, à force de prendre, d’entendre, d’être dénigrées, les femmes nous racontent une tendance à l’autocensure, pour ne pas faire de vagues, passer entre les gouttes, faire ce qui est attendu, une tendance à l’auto-frein pour se protéger des lieux et des remarques sexistes, qui à nouveau font entrave sur les possibilités de déployer leurs narratifs singuliers, leurs êtres artistiques, leurs libertés tant décriées par celleux et surtout ceux qui appellent au statu quo quand ce n’est pas aux marches arrière où personne ne venait regarder, critiquer, les directions prises et leur manque de pluralité ; font entrave également sur les possibilités de carrière, sur les possibilités à terme d’occuper des postes à responsabilité au vu de leurs CVs moins fournis. « Je ne suis pas du genre à rentrer dans la cage du lion quand il a faim, c’est-à-dire que c’est probablement de l’autocensure, mais je ne suis pas allée aux endroits où ça aurait été le pire pour moi. Dans les théâtres où ça aurait été probablement le plus dur », nous dit Zoé, metteuse en scène. Et lorsqu’elles occupent un poste à responsabilités, les femmes savent que cela peut être vécu comme une menace pour les hommes, ce qui leur enjoint de multiples stratégies, dont celle de jouer sur les stéréotypes attendus : « Du genre une nana qui a du pouvoir, qui a une place haut placée quoi, qui a de l’influence sur des hommes, tu as besoin de rester dans des codes super genrés et de séduction, de féminité pour ne pas non plus être trop vue comme une menace, tu vois », raconte Mégane, codirectrice de théâtre.
Enfin, a contrario, pour les hommes, le sexisme peut être un outil d’affirmation de soi et de réaffirmation des rapports de pouvoir. Ainsi que nous le raconte Lionel, animateur, les comportements « masculins » et le sexisme permettent parfois d’arriver à ses fins : « Je me suis rendu compte que le seul moyen de faire passer mon message, c’était de faire l’homme, c’est à un moment de mettre le poing sur la table, de prendre ma voix de mâle alpha, et de lui dire [à sa directrice], c’est comme ça, tu m’écoutes. C’est terrible en fait, à chaque fois que je dois le faire je m’en veux après, en me disant, mais quelle horreur en fait tu es en train d’imposer ce diktat masculin ridicule. Mais bon après ça marche donc euh. Je crois que c’est bêtement par facilité et par amour du pouvoir aussi. C’est ça à un moment t’es bêtement, en fait on est tous tiraillé par la facilité en permanence, par l’absence de débat, parce que le débat c’est pénible. Il faut se dire à un moment aussi, c’est aller chercher la facilité, c’est juste que parfois tu es un peu moins dans la réflexion, un peu plus dans le… Et que tu abordes comme ça de façon plus sexiste la chose. »
- Poste de direction, parité et reconnaissance
Une fois saisi, comme nous venons de le faire dans le point précédent, ce qui empêche, entrave, freine les carrières, regarder du côté des femmes qui malgré les planchers collants et plafonds de verre occupent un poste à responsabilité nous permettra de saisir que la question de la parité, pour essentielle qu’elle soit, ne résout pas tout. En effet, une fois directrice, metteuse en scène, gestionnaire de projet, etc., de nouveaux obstacles se dressent. La question de dénigrement ou de l’autodénigrement du travail des femmes, en particulier lorsqu’elles occupent ou souhaitent occuper un poste à responsabilité, nous est apparue particulièrement saillante. Les femmes rencontrées avec qui nous avons eu la possibilité de réaliser un entretien ethnographique nous ont toutes partagé des vécus difficiles. Même si aujourd’hui, elles ont « réussi », elles occupent un poste important, elles dirigent leurs propres projets, les embûches de petite et grande envergure sont quotidiennes. Même si elles font bonne figure, elles ne veulent surtout pas mettre leurs dites « faiblesses » sur le devant de la scène par peur d’être décrédibilisées, ce qui participe déjà de leur trajectoire, elles vivent des difficultés spécifiques du fait de leur être sexué « femme » et des rapports de domination à l’œuvre. Tant que la reconnaissance d’un système dysfonctionnant au-delà des personnes ne sera pas établie, resteront les atteintes et les luttes.
Être prises au sérieux
Ainsi, sur leurs vécus en tant que directrices, de façon transversale, les femmes rencontrées racontent que le fait de diriger une structure ne les protège pas des logiques patriarcales à l’œuvre dans la société et dans le secteur, qui se marquent dans les trajectoires, les carrières, mais aussi les logiques qui sous-tendent les comités de recrutement, d’attribution de fonds, les choix de programmation, mais également au quotidien, que ce soit au sein de leurs institutions ou vis-à-vis de l’extérieur.
Elles soulèvent en outre de manière forte les questions de la reconnaissance (être prises au sérieux) ainsi que du sexisme et du racisme latents ou explicites. Dans les administrations culturelles, par exemple, s’observent des conceptions encore très sexistes qui se marquent par la méfiance, voire la défiance explicite vis-à-vis des postes à responsabilités confiés à des femmes, comme le raconte ce directeur de centre culturel à propos de celle qui l’a précédé : « Il y avait une ambiance un peu macho de la part de la commune. Ne pas prendre une femme parce qu’on se dit qu’elle n’est pas capable de gérer une équipe quoi. Donc il y a une mentalité et tu vois, que ce soit machiste ou raciste, ce sont des gens qui fonctionnent avec des clichés et qui n’évoluent pas dans leurs clichés. » Dès lors, aux femmes qui malgré tout passent les multiples barrières et sont nommées, il est demandé d’en faire plus, que ce soit de façon implicite ou explicite (les mots, les gestes, les silences, les rumeurs…), de faire davantage leurs preuves. Et, bien évidemment, elles sont attendues au tournant de leurs erreurs pronostiquées. Même les hommes le constatent quand ils veulent bien ouvrir l’œil : « Je pense que pour une femme, il faut qu’elle soit trois fois plus intelligente que quelqu’un de normal pour qu’on commence à la regarder et donc c’est un réel problème » (Gaston, codirecteur d’un théâtre).
Les difficultés et les échecs que tout un chacun peut rencontrer, outre leur plus grande probabilité par notamment le manque de soutien et de crédit, nous y reviendrons, sont aussi associés au fait d’être « femme », avec comme sous-texte « on t’a laissé ta chance et évidemment, tu n’as pas eu les épaules ». Ici encore, comme pour les rôles de théâtre ou de cinéma, même si c’est souvent moins explicite, des formes de naturalisation des rapports sociaux de sexe se donnent à voir où le sexe anatomique et le genre sont si intrinsèquement liés que le sexe impose le genre et vient réduire, ici en l’occurrence, les femmes à des attributs de nature stéréotypée, travaillés par des rapports de domination et des hiérarchies en leur défaveur.
« Moi, je peux dire que mon avant-dernier spectacle, le directeur de l’institution… On a eu un gros bug le jour de la première, tout le système informatique a pété, donc il y a eu 3 minutes de noir et, sur un plateau, c’est beaucoup. Et le jour de la première, c’est moche. Donc lui il a eu très peur. On a essayé de combler, mais on ne s’y attendait tellement pas. Enfin bref et donc après il m’a dit que j’étais beaucoup plus séduisante quand je parlais d’un projet que quand je le faisais. Je ne comprends pas comment je ne lui ai pas cassé la gueule. J’ai pleuré, j’ai dit je pleure excuse-moi, je pleure parce que je suis fatiguée. Je ne pleurais pas de tristesse, mais de colère, mais je n’ai pu lui dire que ça. Il y a quelques années, mais je ne comprends pas comment je ne l’ai pas collé au mur. Mais je suis sûr qu’il n’oserait jamais dire ça à un autre homme jamais. Ah ça c’est sûr, de mon expérience, le milieu est un milieu très machiste et je pense qu’on a vraiment beaucoup de boulot. »
(Diane, responsable de sa compagnie)
Et les logiques de codirection ne font pas forcément, au contraire, barrage à ces fonctionnements institués où tendent à se poursuivre les structures sociales de domination inhérentes à notre société. D’un côté, vis-à-vis du monde extérieur, comme le raconte Marie, codirectrice d’un théâtre : « Et je dois dire que moi, ce que j’ai pu observer, je l’ai déjà dit assez souvent, mais quand on avait des réunions, on s’adressait toujours à Félicien plutôt qu’à moi. Je crois que la relation qu’on avait ensemble à ce moment-là était très équilibrée, mais ça se faisait vraiment de l’extérieur, naturellement en fait dans tous les contacts officiels pour le subventionnement, etc. Voilà tous les contacts, même avec les autres directions, quand il y avait des rencontres entre directeurs, c’est comme ça en fait. » De l’autre, cela joue aussi parfois au sein des équipes de codirection dans des relations qui ne sont pas exemptes de sexisme plus ou moins marqué, plus ou moins explicite. Comme le relate Kyla, aujourd’hui, seule à la tête de sa compagnie, à ses débuts, en codirection, elle a dû faire face à de nombreux abus d’autorité et des formes de paternalisme prégnant de la part de son binôme, à la fois envers les membres de l’équipe, mais également envers elle-même.
« En fait, pour te résumer, tant que je disais oui au projet et tant que je suivais mon codirecteur dans ses projets, c’était ok, mais à partir du moment où j’ai dit non, où j’ai dit, mais moi je trouve que ce n’est pas pertinent de faire ça.
On est une compagnie jeune public.
Je trouvais que ça ne rentrait pas dans nos missions, donc j’ai dit non, mais alors là j’ai commencé à savoir ce que c’était de ne pas être d’accord. »
(Kyla)
Kyla nous raconte aussi ses débuts, ce besoin d’être légitimée par la profession, et dès lors, même si doucement souffle le vent du changement, par des hommes, détenteurs des lieux et des ressources. Ce manque de confiance qu’elle nous partage, ce sentiment de ne pas être légitime est assez prégnant, pour le moins au début de l’occupation de postes à responsabilités, chez l’ensemble des directrices rencontrées qui se savent en train de forcer la porte d’un monde d’hommes où elles ne sont pas a priori les bienvenues. Ces vécus, ces malaises, surtout lorsqu’elles sont jeunes et inexpérimentées les poussent parfois à accepter le paternalisme, comme un moindre mal, qui permet d’avoir un regard bienveillant, « paternel », rassurant, validant leurs actes, avec aussi cette conscience que peu importe l’endroit, des dynamiques similaires y prennent place, avec cette conscience également qu’il vaut mieux un cadre empreint de paternalisme plutôt que des formes de sexisme plus agressives. Les rapports d’âge jouent également avec cette tendance, que nous ont aussi partagée de nombreuses étudiantes, à accorder une certaine excuse de l’âge (« ils sont d’une autre génération ») entremêlée du respect ressenti vis-à-vis des parcours artistiques, des carrières de ces hommes : « Je ne me sentais peut-être pas totalement légitime dans le rôle de la direction. Aujourd’hui, je me sens vraiment beaucoup plus à ma place. À ce moment-là, j’avais encore besoin peut-être d’une figure paternelle. Il était un peu plus âgé que moi… Tu vois de quelqu’un qui me rassure » (Kyla).
Vécus d’illégitimité et mésestime de soi
Aller contre ce qui a aussi été intériorisé d’une certaine infériorité, par ailleurs rappelée en permanence, est très difficile et vient créer, alimenter, aviver, en fonction des histoires singulières, un manque de confiance dans le chef des femmes en poste de direction et renforcer les vécus d’illégitimité. Les discours qui leur sont renvoyés, les galères qu’elles doivent affronter, les humiliations et les remises en cause quotidienne, les logiques paternalistes épuisent et viennent porter atteinte à l’estime de soi, déjà bien souvent fragilisée, par les parcours et les normes sociétales transgressées. Telle cette metteuse en scène, de 40 ans, qui sur son premier gros projet se fait dire « elle ne va pas y arriver la petite… » ou cette jeune directrice de théâtre qui nous dit : « J’ai reçu des mails de gens qui me disaient ce que je devais programmer par exemple. » Entre discrimination et « habitus » de genre qui, par la socialisation reçue, les ont peu préparées à la fonction occupée, il ne leur est pas facile d’imposer la légitimité de leur présence et de faire autorité. Eva, autrice et metteuse en scène, raconte par exemple la manière dont elle a rétrospectivement saisi qu’elle n’accordait pas spontanément le même crédit aux femmes et aux hommes en position de pouvoir :
« Il faut aussi interroger à quel point le système est en nous.
Il y a des directrices de théâtre qui font la même chose que les mecs, si c’est ça, à quoi ça sert… Et pour les autres, quelques femmes extraordinaires dont j’ai croisé la route, je me suis demandé a posteriori si je leur avais donné autant de crédits qu’à un mec. Par exemple, Isabelle, quand j’allais la voir dans son bureau, est-ce que moi-même je n’avais pas dans ma tête “elle est pas très légitime”. Tu vois jusqu’où on porte le système en soi. »
Les femmes directrices d’institution rencontrées se disent peu prises au sérieux, peu écoutées alors que davantage de crédit est accordé aux hommes et cela vaut aussi parfois à l’intérieur de leurs propres équipes au sein desquelles tout le monde ne voit pas forcément d’un bon œil le fait d’être dirigé par une femme et où faire autorité et être reconnue ne va pas de soi… « J’ai bien senti qu’il fallait que je sois très ferme, que je montre que même si je suis une femme souriante, j’ai quand même de l’autorité », raconte Joëlle, directrice de centre culturel, « que ce n’était pas parce que j’étais une femme qu’on pouvait tout faire. Et je ne suis pas sûre que si j’avais été un homme, ces périodes-là se seraient passées de la même manière. » Sans compter que des comportements de dragues inappropriées, notamment, nous sont aussi relatés comme faisant partie du paysage, peu importe la fonction occupée. Comme l’énonce Mégane, metteuse en scène : « Voilà, et donc là, je me disais si j’avais été un mec, peut-être qu’il me n’écouterait pas, mais au moins il ne me ferait pas des propositions. ‘Fin, ce n’était pas non plus viens dans mon lit et je te propulse. Mais plus genre, tu ne veux pas rentrer chez moi. En fait, c’est un rapport hiérarchique. T’es vieux. Je n’ai pas du tout envie. Réfléchis deux secondes quoi, tu vois ? Ça ne m’intéresse pas, mais je n’ai pas dit ça, j’ai juste dit “heu non merci” j’étais juste super mal à l’aise quoi. »
En effet, occuper une place de direction, un endroit de pouvoir, bien entendu contingenté et relatif, mais néanmoins effectif, ne signifie pas forcément être en position d’autorité. La posture d’autorité est intimement reliée aux questions de légitimité et de reconnaissance, occuper une place de « pouvoir » n’y suffit pas. Cette distinction nous permet de tenir compte, outre les obstacles qui rendent l’accès à ces endroits de pouvoir plus difficiles, des effets de discours et de pratiques de discrédit sur les trajectoires de réussite des femmes. Le fait de ne pas être prises au sérieux fait entraves tout autant qu’il fatigue et empêche de se déployer totalement et sereinement.
Outre les moments de négociation autour des projets, l’exemple des réunions est revenu dans de nombreux récits, moment qui cristallise et met en scène les places, les rôles, les statuts, les jeux de pouvoir. Joëlle, directrice de centre culturel, raconte : « Donc il y a des réunions de programmateurs, il y a des réunions de directeurs de centres culturels… Il y a une réunion qui m’a très fort marquée où il n’y a que des hommes de plus de 50 ans qui avaient pris la parole. Dans les réunions, il y a automatiquement des personnalités plus fortes qui prennent le dessus et c’est quasi systématiquement des hommes de plus de 50 ans, j’ai envie de dire. »
De manière générale, dans les réunions, disent-elles, il y a peu d’écoute des femmes qui se sentent alors décrédibilisées et qui, en certains cas, à force de déconvenues, mais aussi pour se préserver, n’osent plus ou font le choix de ne plus s’exprimer. Bien entendu, des ruses, des stratagèmes se développent également pour tenter de sortir des rapports sexistes qui enferment et empêchent d’être prises au sérieux, comme « faire la grande gueule comme eux », être très autoritaire, ne pas laisser place à la discussion, se « masculiniser » pour éviter les discriminations liées à la condition de femme ou encore créer sa propre compagnie, mais à quel prix ? Certaines équipes, notamment dans les plus petites compagnies, font le choix d’un entre-soi féminin pour pouvoir sortir de toute une série de rapports de pouvoir qui empêchent de faire ce qu’on l’on souhaite réellement faire et qui, elles insistent, épuisent. Se pose à nouveau la question des répercussions de cette fatigue mentale, assortie des « seuils d’élimination » dont je parlais plus avant, sur la motivation et la créativité.
« Je me rase les cheveux et je m’appelle P* (son nom au masculin) et j’en ai marre. Et je signe ** (nom masculinisé). Je n’en pouvais plus tellement je me sentais rabrouée parce que je suis une femme. »
(P., metteuse en scène)
« Aux toutes premières réunions où j’allais du secteur tu vois, où on se réunissait avec quelques directeurs et directrices de théâtres à Bruxelles, bah on était parfois une ou deux femmes, parfois j’ai été toute seule. Et il y avait que les hommes qui parlaient, c’était affreux ! Et je me suis aussi rendu compte que j’avais peur de parler, tu vois quand j’étais là, à ces réunions, je me dévaluais, je ne me sentais pas légitime à ma place ! Et je me disais, mais tous ces hommes, moi finalement qui je suis ? Je me dévaluais complètement et j’ai fait un gros travail sur moi-même pour, pour prendre ma place et pour aussi repérer les mécanismes du patriarcat. »
(Aline, directrice d’un théâtre)
Processus de dénigrement et d’autodénigrement s’entremêlent pour ces femmes en lutte pour être reconnues compétentes. Avec un discours transversal qui vient dire : dès que c’est important, signifiant, reconnu, alors ce n’est pas pour les femmes. L’une d’entre elles nous donne même l’exemple du ministère de la Culture « dans les mains d’une femme », dit-elle, car « la culture est considérée comme une matière secondaire ». La question de la légitimité, déjà évoquée, est centrale. Les femmes directrices rencontrées racontent une tendance à être fortement impactées par le regard des autres en tant que directrices, qui les amène à en faire plus par peur d’être rattrapées au tournant de leur incompétence ou de leur illégitimité supposée. Les hommes occupant la place « qui leur revient » ne se posent pas forcément ces questions et cela n’a pas forcément à voir avec le syndrome de l’imposteur – elles peuvent en effet se savoir compétentes ou pour le moins aussi compétentes que leurs homologues masculins, elles savent la solidité de leurs trajectoires sans cadeaux, sans facilités –, mais davantage avec les représentations, les rumeurs, les pressions sociales, avec cette idée de transgression d’un ordre établi contre lequel elles doivent lutter. Et évidemment se sentir légitimes, c’est aussi être reconnues comme telles, ce qui est loin d’être évident pour les femmes metteuses en scène par exemple, qui sont vues comme ne possédant pas les mêmes ressources que les hommes (traits de personnalité considérés comme typiquement féminins…), mais qui sont aussi privées de ressources (réseaux…) par leur parcours de socialisation et les logiques de boys clubs qui leur préexistent.
« Donc on était quand même un peu vouées à l’échec en tant que femmes parce que c’était évident qu’on n’avait jamais les mêmes ressources pour atteindre ça, c’est-à-dire beaucoup plus de capacité à fraterniser entre mecs. Ça se passait souvent, donc entre mecs, ils fraternisaient sur des sujets, ils faisaient un peu des blagues et donc avec des femmes, il y avait un tout petit peu de distance, un malaise parce que euh… C’était moins possible. Et du coup, ça réseautait moins bien je dirais. Et puis, comme c’est encore très perçu comme une position de leader et du coup on associe des compétences masculines notamment justement la capacité de s’imposer, la force, la capacité de résistance,
la capacité de nos équipes… »
(Zoé, metteuse en scène)
« Par exemple, je me souviens, on arrive moi ma dramaturge, et le mec attendait, prenait des plombes devant cette voiture, et à un moment je fais : “c’est bon on peut partir ou on attend quoi”, puis il me fait : “le metteur en scène”.
J’étais là “Non, mais coucou c’est moi !” »
(P., metteuse en scène)
Ainsi, les femmes occupant des postes à responsabilités sont mises sous pression, avec cette épée suspendue au-dessus de leur tête, attendues au tournant de leurs erreurs, elles doivent davantage prouver qu’elles méritent leur place, qu’elles sont compétentes… « Une femme bien dans sa peau, ça déplaît énormément et c’est très compliqué quand tu es patronne. Moi, je suis patronne et je travaille avec des hommes. On est deux femmes qui avons la direction dans ce projet et on s’en prend plein la gueule, de mépris banalisé de la part de mecs qui se disent des alliés des femmes et ça me fait mal parce qu’ils ne se rendent pas compte… Ils ne se rendent pas compte à quel point de base, t’as moins la parole en étant une nana quoi », raconte Annie, metteuse en scène.
Obstacles, embûches et fatigues
Tout ce travail pour saisir le jeu, s’en départir, trouver place, lutter contre les assignations, faire taire la petite voix qui insinue le doute, combiner les attendus et les envies, ne pas renoncer parfois à un projet de maternité, tant que la question de la parentalité reste structurée par des inégalités criantes en termes d’impact sur les carrières, provoque épuisement et chez certaines découragements, replis vers de plus petits projets, de plus petites structures sachant que de toutes les manières, certains seuils restent pratiquement infranchissables… Tout comme les étudiantes, elles relatent également la charge mentale qui leur incombe à divers niveaux : faire davantage ses preuves, ne pas se laisser enfermer dans les stéréotypes, faire face à la hiérarchisation des pratiques (le théâtre pour enfants davantage dans les mains des femmes étant par exemple moins considéré) ou encore gérer le climat sexiste de nombreuses réunions… Elles énoncent une certaine fatigue de devoir prouver/justifier qu’elles sont en poste en lien avec des compétences (et non, je cite « parce qu’on est mignonne » ou « qu’on a couché »), mais aussi de cette gestion quotidienne des rapports de genre. L’une d’entre elles énonce : « Je me suis dit “C’est quoi ce milieu dégueulasse ?” Je me disais “Être un homme ne nous ferait peut-être pas propulser à des hauts postes, mais permettrait d’avoir une moins grande charge mentale à devoir refuser des avances”. »
L’absence de reconnaissance du travail réalisé fait lui aussi charge mentale et s’inscrit dans des rapports de genre et de pouvoir. Sans compter les obstacles qui, de façon consciente ou inconsciente, sont placés sur leurs routes.
« Mais tu vois, il y a même un truc où je trouve que les hommes sont, de manière probablement inconsciente, mais ça n’en est pas moins vrai, ils sont prêts à foutre une ambiance de travail monumentale, parce qu’une femme, ils n’ont pas envie que ça réussisse, ils n’ont pas envie que ça marche, ils n’ont pas envie de soutenir les femmes. On s’est dit, mais putain ils font la gueule, mais le problème il n’est pas là, il est dans…, dans les petits zizis, ils sont complexés quoi, c’est incroyable. »
(Marianne, directrice d’institution)
« Avant, oui, vis-à-vis de mon ancienne directrice franchement… Justement parce que c’était une femme, on lui mettait des bâtons dans les roues. C’était insidieux, c’est difficile à expliquer, mais euh voilà, il y en a ici sur le site qui ne supportaient pas qu’une femme puisse être directrice, ça c’était très clair. »
(Jean, animateur en centre culturel)
Et puis il y a également des embûches plus explicites en direction des femmes qui ne restent pas à leur place, qui ne jouent pas le jeu attendu et qui viennent remettre en cause les rapports de pouvoir institués :
« Il y a un mouvement de mecs qui détruit des femmes directrices pour leur incompétence. Par exemple, l’ancien directeur de ce théâtre veut réinstaurer des spectacles dans la programmation, mais la nouvelle directrice n’accepte pas,
donc elle est mal vue par ces hommes. »
(Fanny, assistante de direction, théâtre)
Les femmes directrices ont exprimé beaucoup de peurs à ce sujet, ne pas perdre les soutiens, ne pas fâcher, ne pas totalement rompre avec le passé et en même temps, tenter d’assumer quelque chose de différent. Des tensions se marquent entre leur volonté d’être reconnues par le milieu (et là en gros ce sont des hommes) et leur volonté de ne pas trahir la cause féministe et les luttes en cours, tensions également entre leur volonté d’accomplissement personnel (aller plus haut et donc jouer le jeu) et le souhait de changement collectif, telle Lucie, directrice de théâtre, qui nous confie la manière dont elle est travaillée par la question des héritages. Revenant sur sa trajectoire, elle raconte sa conscience progressive du climat sexiste dans lequel elle a évolué. Elle parle surtout de son expérience, en ce qui concerne les écoles, de paternalisme bienveillant où soutien, apprentissage, rapports de pouvoir, rapports intergénérationnels s’entremêlent, où s’instituent des modes de fonctionnement, s’intériorisent des attendus. Sortie par le haut de ce milieu très sélectif, elle raconte aussi son sentiment de reconnaissance, d’avoir été choisie, élue, validée.
Elle nous fait également part de ses blessures. « Validée », incluse assez rapidement dans des projets qui comptent et qui ouvrent de nouvelles portes, elle se voit en parallèle discréditée et circule la rumeur, pour elle comme pour d’autres, qui ne fera que s’accroître avec les opportunités et les accomplissements de son parcours, d’être « celle qui a couché ». Ces vécus sont venus nourrir de forts sentiments d’illégitimité et ouvrir une brèche avec laquelle elle se débat encore aujourd’hui. Son monde se resserre, « le monde dans lequel je pensais vivre n’existe pas », raconte-t-elle. Elle se voit et se vit comme remise à sa place, réduite à son corps et à de potentielles logiques opportunistes plutôt qu’à ses compétences. Ces vécus, elle les nomme « failles d’illégitimité ». Elle a insisté pour être protégée par l’anonymat, mais si elle nous lit, cette notion, si forte, qui résume tant de vécus rapportés, lui revient. Ces failles qui deviennent, dit-elle, autant de combats contre soi-même pour faire sa place, sans se perdre, sans renoncer à ses valeurs, sans se blesser.
Elle raconte aussi comment la rencontre avec d’autres femmes, la dynamique collective est alors pour elle un indispensable, en termes de soutiens, de luttes, mais aussi d’un nouveau type de validation qui se libère du regard des hommes. De sa place de directrice, elle se demande aujourd’hui que faire et comment faire avec cet héritage. Comment sortir de ces manières de faire et de penser incorporées ? Comment éviter les pièges ? Ainsi, si la question des inégalités est, pour elle, centrale, elle énonce aussi l’importance, voire la nécessité, de la ruse, de changements progressifs afin de ne pas être décrédibilisée dans sa fonction. Ces compromis, pour ne pas dire ces contorsions, fatiguent. Le fait de devoir sans cesse se justifier parce que femme, d’être peu écoutée, décrédibilisée surtout si elle se pose en défense des autres femmes, l’épuise… Elle évoque des pertes d’énergie qui jouent aussi sur la capacité à travailler et la boucle de la supposée incompétence est bouclée… Ainsi, même devenue directrice, se rejouent les seuils, en lien avec les attendus, les stéréotypes, les représentations sociales, auxquelles s’ajoute souvent le poids de combinaisons complexes entre vie professionnelle et vie privée.
« Je crois que les mecs qui sont à mon endroit ne se posent pas autant cette question-là, ils avancent, ils tracent, ils ont déjà tous une perspective, quand je rencontre d’autres directeurs… Toujours toujours plus loin, plus haut. Je crois que l’autre aspect que je trouve difficile aujourd’hui, c’est comment concilier tout en fait, c’est-à-dire concilier la charge de travail que j’ai actuellement depuis plusieurs années, ma vie de mère, puisque j’ai deux enfants, ça en fait. Et puis, ma petite vie secrète, personnelle, en gros, je trouve le truc le plus violent que j’ai pu vivre sur les dix dernières années, c’est que tu fais énormément de concessions. Parce qu’il y a une telle injonction comme ça au perfectionnisme, que tu t’es donné aussi, je crois, en tant que femme. Et du coup, je veux être disponible pour tout. Du coup, ça te conduit à une schizophrénie violente. De devoir courir comme ça constamment et ça te produit un essoufflement aussi, une fatigue mentale, une charge mentale qui est intense. Du coup, j’ai l’impression que c’est quand même une liberté ou une potentialité que l’on paie lourdement. D’une certaine manière, quand je parle avec d’autres directeurs, je n’ai pas l’impression que c’est très compliqué pour eux. Ils ne parlent jamais de leurs gosses, de leurs problèmes, de comment ils doivent gérer ça, nous on va toujours tout faire pour organiser autrement notre temps, pouvoir coordonner nos multiples vies.
Je trouve que c’est ça qui est dur et exigeant à l’endroit où je suis.
Comment continuer ? »
(Marie, codirectrice d’un théâtre)
Types de structures et modalités de direction
Dans la lignée, il tombe dès lors sous le sens que les grosses structures soient à charge des hommes qui présentent un CV plus fourni en lien avec les opportunités reçues, les réseaux, mais aussi bien évidement les représentations sociales. Comme le raconte Sylvie, metteuse en scène : « Ce n’est pas parce que les hommes ont plus de qualités que les femmes hein, mais parce que les hommes sont sur le terrain depuis plus longtemps, ont été plus formés, parce qu’on a cru en eux plus tôt, parce qu’ils ont eu moins à se battre pour réussir. Et beaucoup d’hommes autour de moi le reconnaissent. On leur a donné leur chance tout de suite, on leur a fait confiance très vite, et ils ont monté des spectacles dans des grandes structures avec plein de pognon. Donc ce n’est vraiment pas une question de compétences ou de qualités intrinsèques, c’est vraiment une question de patriarcat, qui fait que… on se passe le témoin de père en fils quoi. » Ainsi, comme le dit Marie : « Après, dans le secteur, ce qui est une réalité, c’est vrai que les femmes sont à la tête de théâtres de taille moyenne, voire petite. C’est rare de donner une grande salle à une direction féminine. Il y a énormément de grandes scènes vraiment où il est clairement mis noir sur blanc qu’il faut avoir dirigé un lieu de taille similaire. Donc forcément, ça n’aide pas. Ça permet un turnover chez les mecs, mais ça ne permet pas l’ascension d’une femme. »
En vis-à-vis, il est à noter que les femmes acceptent des postes de direction que les hommes n’accepteraient pas, comme les petites structures, les petits centres culturels (où les directions féminines sont nombreuses), parce que moins bien rémunérés, moins valorisés, avec peu d’incidence dans les parcours d’ascension sociale. Les hommes rechercheraient davantage le pouvoir, nous dit-on, ce qui joue aussi sur leur moindre intérêt pour les petites structures. Recherche de pouvoir qui vient aussi en réponse aux injonctions masculinistes qui leur ont été inculquées et qui restent fortement valorisées dans le milieu et dans la société.
Pour les femmes qui ont posé le choix de créer et/ou de diriger une structure de moindre envergure, la question du sens, des marges de manœuvre, des libertés est mise en avant. Comme le dit Chloé, directrice de compagnie : « Il y a tout le sens du travail qui pour les femmes prend beaucoup de place et du coup, on peut se permettre de gagner un peu moins, parce qu’il y a plus de sens. » Ces tensions entre déconvenues, manques de reconnaissance, opportunités créatives se donnent particulièrement à saisir du côté des théâtres/compagnies jeunes publics, secteur moins valorisé, moins subsidié, où les femmes sont majoritaires aux commandes. Lieu parfois de repli, mais pas de dépit, au contraire, avec des femmes qui nous décrivent ces choix de carrière avec enthousiasme. D’un côté, « c’est presque mettre un point d’arrêt à sa carrière que de faire ces choix-là », nous dit l’une d’entre elles, parce qu’on ne va pas être reconnues comme comédiennes si on se spécialise dans cette direction. De l’autre, ce sont des lieux, hors de toute une série de contraintes (justement en termes d’images, de réputation) et donc plus libres et innovants, notamment sur les questions de genre, mais aussi de diversité au sens large, avec dans beaucoup de discours une conscience presque de devoir jouer un rôle politique vis-à-vis des jeunes publics, des enfants, avec cette mise en avant de l’importance de travailler sur les représentations depuis le plus jeune âge.
Enfin, il est important de noter que, qu’elle soit directrice d’une grande ou d’une petite structure, une femme en position de pouvoir peut aussi, bien entendu, reproduire un système violent dans lequel elle a été socialisée, et ce avec plus ou moins de conscience, en lien également, nous l’avons vu, avec les héritages, les habitus, les soifs de reconnaissance selon des critères issus de notre histoire patriarcale et des modalités de gouvernement qui les accompagnent. Comment à la fois se démarquer, ne pas renier sa volonté de changement en faveur de plus d’égalité et, en même temps, être reconnue dans la profession, prouver que malgré le fait d’être une femme tu es capable d’assumer la fonction, autant de loyautés en tension dans cet exercice périlleux qui mène à tenter de faire entrer des ronds dans des carrés.
Ainsi, il ne s’agit pas seulement de décrire des spécificités genrées, mais de mettre en avant les effets du système patriarcal qui joue sur les unes comme sur les autres et, dès lors, dont les femmes peuvent aussi reproduire la violence, souvent de manière inconsciente, sans compter sur les logiques culturelles et institutionnelles propres dans lesquelles tous et toutes ont baigné, comme le racontent notamment certaines des directrices d’institution rencontrées : « Si elle est dans un milieu très masculin, qu’elle a dû se battre toute sa vie pour arriver là, il y a un moment où une femme va faire beaucoup de concessions, quitte à prendre les idées pourries de l’ennemi pour pouvoir mieux passer » (Alizée). Cette analyse systémique nous invite aussi à aller au-delà des quotas et de la parité, approche statistique fondamentale, mais insuffisante si l’on souhaite s’attaquer aux enjeux structurels.
Cela étant, ces femmes directrices, occupant des places à responsabilités, ouvrent également des discussions clefs sur les modalités de direction. Avec une attention à ne pas tomber dans le piège de la naturalisation « toutes les femmes ceci, toutes les femmes cela », s’observent néanmoins de fortes récurrences dans les vécus, car travaillés par les mêmes inégalités et nourris des mêmes volontés de changement. Une direction féminine, cela permet – en corrélation avec les positionnalités et les sensibilités – d’aller vers des projets innovants en lien avec l’évidence de la pluralité de points de vue. Soutenir les femmes, notamment, c’est aussi les soutenir dans la pluralité des narrations et de leurs narrations, tant le théâtre fait par une femme n’est pas forcément du théâtre de femme… Cela permet d’avoir évidemment une marge de manœuvre sur les choix de programmation, les engagements, les collaborations et sur les modalités de travail. Avec nuances, mais de façon assez transversale, les femmes directrices se proposent d’une manière ou d’une autre de sortir de la logique de la verticalité : en s’adjoignant un collectif, en collaborant avec des groupes de travail pluriels « comment prétendre tout savoir ? », en proposant d’autres modalités de prises de décisions et de travail, en codirigeant… Notons que dans les lieux où cela s’expérimente actuellement, ce changement de stratégie ne va pas sans difficultés ni résistances, comme le raconte Jade, assistante de direction :
« Là où on a beaucoup travaillé quand on est arrivées ici, c’est à autonomiser les gens. C’est la question de la métamorphose du théâtre. On a hérité d’un truc, c’était super directif en fait. Je veux croire que l’on puisse fonctionner en horizontalité. Mais comme on n’a pas du tout grandi là-dedans, on ne nous a pas du tout appris comment ça pourrait fonctionner, en fait, il y a beaucoup de personnes qui sont complètement démunies face à cela. »
Le climat est aussi singulièrement différent et certaines choses deviennent inadmissibles alors que, dans d’autres contextes, elles se reproduisent sans être interrogées. Comme le raconte Kyla : « Bah je ne supporterais pas qu’un de mes spectacles donne une image négative de la femme ou qu’il n’y ait pas parité des salaires ou quoi, bah ça, c’est pas possible pour moi. » L’entre-soi masculin n’étant plus possible en termes absolus ou relatifs, c’est-à-dire de modalités de fonctionnement, dès lors les risques de comportements et discours sexistes diminuent. Ce qui, on peut l’imaginer, car les expériences restent rares et modestes, aurait le même effet sur les comportements racistes. « Bosser avec Steph. – directrice de théâtre –, c’est vrai, je me suis dit qu’il faudrait plus de femmes », raconte Claire, jeune metteuse en scène. « Ce n’est vraiment pas la même chose et il y a beaucoup plus d’écoute. Je trouve que ça se sent. Ça se sent que c’est une femme. Franchement, on a été à une réunion, on a halluciné quoi. Ça s’écoutait trop quoi. Chacun avait son moment pour s’exprimer, c’était tellement agréable. Elle réfléchit énormément au pouvoir, à la parole, à donner la parole. Non, c’est assez confortable quoi. » Modalités de travail, de gestion, d’organisation qui sont fortement en tension avec ce que nous ont exprimé les directeurs de grosses structures rencontrés qui continuent à valoriser la verticalité et insistent sur l’importance d’avoir une direction forte pour construire l’identité d’un théâtre sans, par ailleurs, que cette posture soit accompagnée d’une volonté de pluralité afin d’assurer d’une autre manière la fameuse « diversité » : « Des directions artistiques fortes, c’est super important, pour un théâtre. Il faut des directions artistiques fortes, il faut avoir des projets globaux différents, que ça change tous les dix ans, que la maison bouge de cap, d’orientation, de ne pas figer les maisons » (André, directeur d’un théâtre).