Les écoles
Les écoles :
un microcosme en tension entre rapports de dominations, créativités et espérances
« C’est impossible de faire cette école sans travailler et sans être investi.
Je pense que chacun y met tout son temps, son âme, sa psyché. »
(Joan, étudiante)
Les écoles de théâtre sont à la fois des lieux de reproduction des inégalités et des lieux de potentiels changements. Elles structurent la majorité des carrières artistiques passées, présentes et à venir. En produire une analyse détaillée nous a donc semblé indispensable.
Si les rapports d’âge, de classe, de genre, de « race » traversent la société dans son ensemble, ils se donnent particulièrement à voir dans les lieux de socialisation : qui fait autorité, quelles transmissions, qui détermine la réussite, selon quels critères, etc. ? À ce contexte singulier, où les hiérarchies sont particulièrement marquées et explicites, s’ajoutent des spécificités propres au secteur des arts de la scène, dont le caractère très sélectif et fermé d’un milieu à l’entrée difficile et coûteuse, la rhétorique du talent en amont et au-delà des apprentissages, les logiques de réseautages, le fait de travailler avec l’intime/le corps et donc le toucher, etc., qui seront développées ci-après.
Mettre en avant la particularité du contexte institutionnel est très important, car cela détermine en partie le type de relations sociales qui s’y jouent, les abus tout autant que les marges de manœuvre, le contour des possibles. Le milieu des arts de la scène, comme par exemple le monde de la recherche universitaire, est caractérisé par le fait d’être un « milieu sans ailleurs », sans véritable « porte de sortie » qui ne soit pas une sortie définitive du milieu. En effet, les places sont rares et chères, le coût d’entrée est très important, les réputations et les réseaux sont centraux. Ces spécificités sont à saisir avec finesse, car elles organisent les rapports en son sein, en ce y compris les rapports de pouvoir et les rapports de genre de manière plus spécifique. Ainsi, on ne change pas facilement d’école, quand être admis.e est déjà le fruit d’un processus très sélectif. De même, se mettre en porte-à-faux, voire porter plainte en cas d’abus, vis-à-vis d’un.e professeur.e, d’un.e metteur.euse en scène, d’un.e directeur.trice comporte le risque de la mise au ban et de la fin d’une carrière à peine esquissée.
- Un milieu très sélectif
Les enjeux de sélection, dans un milieu difficile d’accès et à haute reconnaissance symbolique (c’est un parcours des combattant.e.s qui nous est décrit, mais un parcours qui se choisit), sont rudes. Critères de sélection qui se déploient avant, pendant et après la scolarité. Ces dynamiques de tri, les seuils qui s’opèrent sont structurés selon des logiques qui croisent a minima les questions de racialisation, d’âge, de classe et de genre articulées avec l’indispensable des capitaux sociaux, culturels et économiques nécessaires à la réussite.
Élitisme, méritocratie et rapports de classe
Les étudiant.e.s rencontré.e.s nous racontent un milieu difficile d’accès, fermé où maîtriser des connaissances, notamment en cultures théâtrales classiques et plus largement une certaine ouverture aux activités artistiques participe grandement de la possibilité de trouver place dans les écoles sélectives aux examens d’entrée, nous y reviendrons, aux logiques d’entonnoirs drastiques. Ainsi, iels exposent le fait que les postulant.e.s ont moins de chances d’être admis.e.s s’iels ne possèdent pas certains codes et savoirs préalables. Critères de sélection qui reposent par ailleurs sur une conception assez univoque et élitiste de la notion de culture générale, appréhendée dans sa version restrictive à prétention universaliste (tout le monde est censé connaître Shakespeare, Molière…), pourtant en réalité socio-centrée.
L’importance des prérequis pour accéder au milieu est fortement mise en avant. Les travaux de sociologie de l’éducation, notamment, ont depuis longtemps démontré combien ces apprentissages sont inégalement distribués dans la société.
« Je pense que ce qui a joué à la base de tout, c’est que depuis tout petit, ma mère m’emmenait beaucoup dans des expos et, du coup, j’ai pu me rendre compte assez vite de la diversité du monde artistique.
Je pense qu’elle m’a un peu donné le goût, enfin en tout cas, la curiosité de m’intéresser à divers champs artistiques. »
(Stéphane, étudiant)
Et sans grande surprise, cet intérêt éveillé, transmis pour les pratiques artistiques, ce bagage, cette sensibilisation aux activités théâtrales se font plus souvent lorsqu’on provient d’un milieu aisé. Des logiques de reproduction sociale se donnent à voir où provenir d’un milieu qui a permis une certaine sensibilisation aux activités culturelles est fondamental. Cette connaissance artistique préalable est aussi importante parce qu’elle permet également aux étudiant.e.s d’avoir les mêmes références, de posséder des imaginaires qui se rencontrent et se comprennent.
« C’est vraiment un truc un peu petit bourgeois, enfin je dis ça ce n’est pas péjoratif du tout, mais par exemple mon père vient d’un milieu populaire où on ne lit pas trop, on ne va pas trop au théâtre et tout ça. Mais ma mère a plus un truc de… la petite bourge et ça a aidé. Ambiance tu vois, on va au cinéma enfin, c’est des… »
(Stéphane, étudiant)
« Moi, je vais au théâtre depuis gamin, enfin voilà c’est un truc lié à ma culture depuis tout petit. Le théâtre, c’était une chose heu, on allait au théâtre dans ma famille. »
(Loïc, étudiant)
Ainsi, réussir s’articule à la possession de capitaux culturels, dans une conception très restrictive de ce qu’est et n’est pas la « culture », majoritairement envisagée en termes de connaissance et d’accès aux « grandes œuvres », seules considérées comme légitimes. Selon cette acceptation, on dira ainsi de quelqu’un qu’il est « cultivé » ou qu’il a « beaucoup de culture », s’il (re)connaît les œuvres (littéraires, artistiques…) considérées comme « chefs-d’œuvre », « patrimoniales », « universelles » et qu’il est en mesure de les décoder et les apprécier. Laurent, professeur, raconte :
« On le sait, c’est très difficile de mener des études et de travailler en même temps, donc ça reste un sport de riches. Dans la catégorie socioculturelle à laquelle on a affaire, un peu tou.te.s proviennent du même moule, ce sont des gens issus de milieux cultivés. Enfin, quand je dis cultivés, je veux dire, qui sont adeptes de la culture, tu vois. Des gens qui ont une ouverture culturelle très forte. Et en plus, ça reste réservé à des gens qui ont de l’argent. Middle class sup quoi. Mais surtout cultivés. Où si tu veux, l’art est rentré à la maison d’une façon ou d’une autre quand ils étaient gamins. »
Quand sont acceptées des personnes sans le background attendu, nous racontent les étudiant.e.s rencontré.e.s, les attentes des pédagogues à leur égard peuvent être décuplées, comme si elles se devaient de prouver davantage encore qu’elles méritent la place, la chance, le privilège qui leur est octroyé.
« Et en même temps, ils font ce qu’ils appellent des paris sur les gens qu’ils voient aux examens d’entrée, mais chez qui ils sentent qu’il n’y a pas un background ou que…
Dans ma promo, il y avait un gars comme ça qu’ils avaient pris, mais un peu on va lui donner sa chance, mais ils ont été horribles avec lui quoi. »
(Élise, étudiante)
Ce qui préside à ces pratiques peut être sous-tendu par la volonté de bien faire, mais cela engendre de fortes violences symboliques dans un cadre où les possibilités réelles de réussite, socialement et culturellement construites, sont rares et où, pourtant, la focale est mise sur l’individu responsabilisé de ses accomplissements et de ses échecs en tenant peu en compte la dynamique structurelle.
Les capitaux culturels et sociaux renvoient aussi à la question des corps : les attitudes, les langues et langages, les vêtements, la capacité à se mouvoir dans l’espace, à décoder le non-verbal des évaluateur.trice.s et à y répondre de façon pertinente. Comme le note Florence Augereau, dans les concours d’entrée, « subsiste sur le plan physique de réelles inégalités entre candidats ». Les comédien.ne.s sont envisagé.es comme « corps-public » et, ce faisant, le physique « fait indéniablement partie de ses qualités ». Qualités corporelles, corps sexué, corps racisé, corps de classe, dont elle observe et en cela rejoint nos propres analyses, le rôle démesuré.
Outre la question du capital culturel et social se pose parfois celle du capital économique. Les différents éléments pouvant être, en certaines situations, indépendants l’un de l’autre. Le milieu est structuré par des rapports de classe assez marqués qui participent de la logique du sacrifice. La charge mentale de pouvoir gérer à la fois les études et le fait de vivre de sa passion, tout en assurant financièrement via un travail étudiant est conséquente et joue aussi sur les possibilités d’investissements, les disponibilités et, à terme, les carrières.
« Beaucoup d’étudiants sont en précarité, moi j’y étais quand même aussi, mais du coup je travaillais à côté. Donc si tu travailles à côté, ça veut dire aussi que t’es encore plus fatigué, tu peux moins t’investir au niveau de ta formation, et,
donc ça fait un décalage par rapport aux autres. »
(Émilie, étudiante en fin de parcours)
« Mes parents ne pouvaient pas payer le loyer, donc je devais vraiment travailler tout le week-end du vendredi au dimanche en service. C’est hyper-épuisant et après t’as toutes les semaines de travail, mais ce n’est pas possible de tenir. Du coup, je faisais les projets à moitié, j’ai tenu, mais chez certains, ça peut entraîner des burn-outs ou des dépressions. »
(Jérôme, étudiant).
Et des burn-outs et des dépressions nous ont en effet été racontés, par des élèves, mais aussi comme facteurs d’abandon des études et/ou de la profession dès la sortie des écoles. Entre les logiques vocationnelles, les grandes exigences du milieu, les fatigues accumulées lorsqu’il s’agit de « tout » donner de peur de perdre sa chance, il n’est pas rare de s’effondrer en cours de route. En effet, les attentes et les exigences sont conséquentes couplées à des horaires lourds et épuisants, d’autant plus pour celleux qui travaillent en parallèle.
« Tu te retrouves pris dans un rythme de travail complètement effréné. On avait des horaires qui ne sont pas du tout normaux pour une école supérieure. Plus tu te rapproches de la date d’échéance de la fin du projet, plus tu travailles et donc tu commences à finir tes journées à 22h, 23h, parfois plus tard. Puis tu dois recommencer le lendemain, t’as des cours du matin auxquels t’es tenu d’être là tout le temps, si tu n’es pas là, tu mets tout le monde dans la merde et tu peux avoir des problèmes avec ta moyenne et tout ça. Donc déjà, ça nous prend énormément de temps et on n’a plus le temps de vivre sur le côté »
(John, étudiant).
Outre les écarts entre celleux qui sont en possibilité d’être disponibles à toute heure et les autres, le fait qu’il n’y ait plus « de vie à côté » participe aussi de cette logique d’un étau qui se resserre, pour le pire ou le meilleur, d’une trajectoire qui ouvre les portes, mais aussi les scelle, d’un monde sans ailleurs et qui pourtant égrène ses aspirant.e.s au fil des années, ne gardant que très peu d’élu.e.s.
Diversité, accessibilité et racisme
La question élitiste, c’est une histoire de classe, mais aussi une histoire de « race » où dans les écoles, comme sur les scènes, nous y reviendrons, c’est majoritairement un entre-soi blanc qui se donne à voir. Ce professeur d’une école belge de théâtre réputée, explique : « Généralement, dans chaque promo il y a un ou deux Africains ou un Asiatique. Il y a des orientations… femme, homme, homosexuel, mais c’est vrai qu’en général ce sont surtout des Blancs. En première année, il y a un Africain. En deuxième, il n’y en a pas, mais une Asiatique. Mais en troisième, il y a un Africain et en dernière année, il y a plus des Maghrébins. (Il parle peu, réfléchit sur les mots, hésite et reprend.) Enfin, on voit, au final, ils sont tous belges (il sourit) ou français. Il n’y a pas beaucoup de mélange. Parce que, généralement, la plupart des étudiants africains vont se bifurquer vers le cinéma. Et ils font de chouettes carrières. Il y a un deuxième, d’ailleurs, il a arrêté parce qu’il faisait tellement au niveau des films. Chaque année, on a un ou deux étudiants qui arrêtent en cours parce qu’ils doivent bosser à l’extérieur pour pouvoir vivre. Ils font des castings, des voix de doublage. Ils ne vont pas jusqu’à leur quatrième année. »
Cet extrait est particulièrement intéressant, car, premièrement, il met en avant le manque de pluralité ainsi que la confusion entre origines et corps, entre origines et nationalités. Pour rappel, d’une part, l’Afrique tout comme l’Asie sont de vastes continents, souvent appréhendés comme des « tout », méconnus, essentialisés – la demande encore parfois posée de faire « un accent africain », peu importe la région évoquée, ou « chinois » pour l’ensemble de l’Asie en est un exemple flagrant. D’autre part, le phénotype ne dit parfois rien de l’origine et de la nationalité, à titre d’exemple, l’afropéanité étant souvent minimisée au profit d’une approche générique, et dès lors raciste. Bien souvent, cette « altérité que doit prendre en charge l’actrice ou l’acteur noir entretient des liens avec l’histoire que les artistes n’ont pas choisis et qui souvent même ne les concernent pas » et peut nourrir, outre les questions d’enfermement et d’assignation identitaires, comme le raconte Leila, d’origine marocaine mais belge, des sentiments d’appropriation culturelle quand il lui est par exemple demandé de parler arabe (langue qu’elle connait peu), de se voiler (elle qui n’est pas musulmane) ou encore de danser de façon traditionnelle comme si ces compétences lui étaient d’évidence, voire « innées ». Deuxièmement, parce que le pourquoi de cette presque absence des comédien.ne.s racisé.e.s, dans un premier temps, et des abandons, dans un second temps, n’est pas vraiment interrogé. Il y a peu de remises en question, de réflexion sur les possibilités réelles qui sont données, sur l’enfermement dans des corps racisés et, dès lors, des rôles très limités, point clef sur lequel nous reviendrons.
De plus, dans les écoles, en reflet du fonctionnement sociétal, au quotidien, s’observent des actes ou des paroles racistes, souvent inconscients, car incorporés, invisibilisés, inscrits dans des schémas que chacun.e reproduit à son insu (notamment via le biais de stéréotypes) – par exemple le fait d’amalgamer « corps noir » et « africanité » -, avec une incidence pour les concerné.e.s sur la possibilité de se déployer dans un univers qui peut dès lors sembler hostile et/ou qui demande de faire abstraction pour tracer son chemin.
« On travaillait sur le fait qu’un acteur doit aller puiser des émotions et des sentiments dans ses origines, dans ses racines, etc. Et heu je pense que cette prof’ a un peu confondu origine et ethnie et là, elle m’avait dit toi, ce serait bien que tu t’installes sur un tatami et que tu manges assise par terre. Et je lui ai dit, mais c’est cliché ça, ça ne va pas. »
(Léa, étudiante)
Par ailleurs, rares sont les personnes racisées qui se présentent aux concours de recrutement des écoles, et celles qui le réussissent ont généralement un bagage culturel et/ou économique solide. À titre d’exemples, parmi elleux, une part importante de Français.e.s ayant déjà un parcours artistique, voire universitaire, antérieur. Il y a donc un égrenage bien avant l’arrivée en concours de recrutement. Les personnes racisées avec qui nous avons pu mener des récits nous ont raconté leurs parcours à la croisée des « matrices de domination », avec, d’un côté, l’entrelacs du racisme et du sexisme, du classisme parfois, généralement compensé cela dit par un milieu familial où les capitaux culturels occupaient une place centrale. Telle cette comédienne racisée qui a grandi en HLM, fille de migrants qui comme beaucoup d’exilés ont subi un processus de disqualification sociale, et qui, par la présence notamment de la lecture, ont tenu à « élever dans les strates sociales » leurs enfants. Ou de cette autre comédienne racisée, fille de parents musiciens. Ou encore de cette metteuse en scène et autrice, fille d’un couple mixte dont le père réfugié politique et universitaire, et la mère, enseignante, ont instauré un climat familial où « les filles, comme les garçons, avaient le droit d’être puissantes ». Plusieurs des comédiennes racisées rencontrées, et qui aujourd’hui ont une carrière prometteuse et/ou déjà bien engagée, nous ont également raconté avoir été adoptées et avoir reçu en héritage une éducation « blanche »/« occidentalo-centrée », classes moyennes voire supérieures, et donc un accès aux codes dominants, généralement dans la suite de leur parcours couplé, parfois tardivement, à une connaissance de la culture d’origine de leurs parents biologiques.
Ainsi, outre les enjeux d’accessibilité économique, des barrières symboliques font également entrave et participent d’un milieu d’entre-soi. « Le théâtre, ce n’est pas pour moi. » Cette petite phrase anodine reflète des logiques sociétales. Quand on ne se voit pas au théâtre, notamment sur scène, même si la pluralité dans les autres espaces est également fondamentale, mais moins directement visible, s’y projeter est difficile. Cela vaut bien entendu à la fois pour les enjeux de classe, comme pour ceux de « race » et de genre. C’est toute la question des rôles modèles qui est ici déployée et de son incidence sur les choix d’études : quelles légitimités, quelles possibilités, quels avenirs ?
Compétitivité, concurrences et esprit de compétition
Cette professeure, actuellement membre de l’équipe de direction d’une des écoles avec qui nous avons travaillé, explique : « On se traîne une image très élitiste. Parce que, comme beaucoup d’écoles d’art, on a cette particularité d’organiser un examen d’entrée d’admission. C’est vrai que pour les candidats… Cette année, on a eu 220 candidats pour 8/10 qui sont rentrés en mise en scène et, je pense, 12/13 qui sont entrés en jeu. » Consciente de la question de mixité sociale, elle explique :
« Pour le moment, c’est un peu plus au niveau de l’intention et de l’attention. Une espèce de conscience que les profs ont en permanence de ne pas mettre les mêmes lunettes pour regarder des personnes différentes. On ne va pas attendre la même chose de quelqu’un qui a 17 ans et qui n’a manifestement pas une famille où il y a un environnement culturel fort. Que de quelqu’un qui aurait 18 ans, qui viendrait d’une famille bourgeoise dont la mère est musicienne, dont le père est le directeur de France Télévisions. On attend le cliché, mais on attend d’elle un niveau. On est peut-être moins épaté par son niveau culturel, ou on est peut-être plus attentif à ces critères-là que pour quelqu’un d’autre. Une étudiante qui est rentrée il y a trois ans, elle était en septième technique coiffure à Charleroi. C’est évident qu’on ne peut pas regarder ces deux personnes de la même manière. Il y a cette attention-là. On a beaucoup, beaucoup débattu ces dernières années. C’est l’idée de redonner l’accès à une école de formation et de se rappeler qu’on peut former des gens qui sortent du secondaire. Mais cette image élitiste, elle est à revendiquer aussi parce que oui, on est sélectif, parce que oui, on pense qu’à 25 000 euros le coût annuel pour l’État belge de formation de quelqu’un, ça vaut la peine de réfléchir à deux fois, d’être sûr. Mais pour le moment, c’est vrai que c’est là que tout se joue. C’est dans la mentalité des profs, c’est de leur rappeler au moment des débats de fin d’année, c’est de le rappeler au moment des délibérations pendant les admissions, c’est de le dire. C’est beaucoup dans l’oral, mais on a une grande tradition orale. Il y a une intention, je ne dis pas formellement, mais c’est très important symboliquement, il faut essayer de refléter l’état du monde. »
Elle met ici le doigt sur un élément clef des processus de sélection qui, de façon consciente ou non, s’inscrivent dans des dynamiques de reproduction implicites où les attendus sont assez normés et où les personnes retenues sont en reflet des imaginaires situés des comités de sélection, et ici en l’occurrence des professeur.e.s, mais cela vaut dans d’autres cadres à visée sélective (castings, auditions, commission de recrutement, commission d’attribution de subsides…). Si ces dernières années, comme elle l’énonce, d’importantes réflexions sont en cours, avec ceci dit des écarts importants entre les institutions, bien souvent les questionnements et les changements de pratiques reposent sur des individus, et leur bonne volonté, des personnalités, des engagements individuels et dès lors, sur une dynamique très précaire et, à nouveau, peu systémique.
Dans un contexte de déséquilibre « entre une demande toujours plus forte et une offre de formation limitée » où les métiers des arts de la scène fomentent des rêves d’accomplissement de soi, d’expression créative et de reconnaissance, les différents travaux qui se penchent sur cette question convergent et mettent en exergue des processus de sélection de plus en plus exigeants, et, dans les décisions prises, « une grande part d’appréciation subjective » dans le chef des jurés. Marie Buscatto, Marine Cordier et Joël Laillier montrent notamment qu’avoir du « talent », notion sur laquelle nous reviendrons, « n’a pas la même signification selon les catégories de perception sociale, “raciale” et sexuée avec lesquelles les juges apprécient les candidat.e.s et les élèves ». Si l’établissement de critères objectifs semble irréalisable et comporte évidemment le risque de formatages d’autant plus grands, comme nous l’ont énoncé de nombreuses comédiennes, certaines balises pourraient néanmoins être collectivement établies et rendues publiques. En parallèle, un travail réflexif important serait à mener sur les positionnalités des jurés, leurs implicites, leurs représentations en partie stéréotypées. Une attention à la composition plurielle des commissions pourrait également avoir une incidence en termes d’équité et d’ouverture à des profils plus diversifiés.
Ce système très sélectif, installe un climat de fortes concurrences qui se jouent à tous les étages (des étudiant.e.s aux institutions) et à toutes les étapes des parcours où les pressions à être le/la meilleur.e sont fortes, sans pour autant que tous et toutes soient en possession, comme nous venons de le voir, de l’ensemble des codes du milieu et des clefs d’entrée. Ce climat concurrentiel vient parfois en tension avec l’idée, qu’elle soit d’idéal ou de vécu, du milieu théâtral comme lieu de rencontre, comme espace fédérateur, comme lieu de socialisation, comme celui d’une grande famille (cette métaphore ouvrant par ailleurs à la fois vers le beau, le lien, la solidarité et les abus), et, les difficultés de soutien collectif, les tensions, la compétition afin d’être celui, celle qui sortira du lot, peu importe, en certains cas, le prix.
« Déjà dès l’examen d’entrée, où là tu es vraiment en concurrence, c’est vrai on est septante, quatre-vingts ou nonante – je ne sais plus combien on était – et ils en choisissent vingt, vingt et un. Après la première année, ils refont une sélection,
donc c’est assez horrible. »
(Mélanie, comédienne)
« Dès l’examen d’entrée, ils montrent qu’il va falloir te battre si t’as envie de réussir. Et du coup, après, t’as la compétition qui rentre en jeu de certains,
certaines qui sont prêtes à tout, enfin c’est compliqué. »
(Émilie, étudiante)
Ces logiques de concurrence jouent également entre les écoles à différents niveaux dans un milieu où la question des réputations est fondamentale. D’un côté, les réputations des écoles leur préexistent et orientent les choix de concours, mais elles les poursuivent également dans les possibilités de carrière de leurs étudiant.e.s. D’un autre côté, dans les sélections opérées par les écoles, l’enjeu est également de taille puisque les « bons » élèves feront les « bons » professionnels et confirmeront, entacheront ou augmenteront le capital symbolique de l’école.
« Je crois qu’on est l’école qui a la moins bonne réputation, en tout cas au sein du secteur. Dans les auditions du Centre des arts scéniques ou même d’autres auditions, si t’as le malheur de dire que tu viens de…, le metteur en scène ou la metteuse en scène fait parfois un petit commentaire. On m’a demandé si j’avais conscience que je sortais de la moins bonne école ou des trucs du genre. »
(Léonie, jeune diplômée, comédienne)
Et évidemment la concurrence se poursuit une fois hors des murs de l’école, dans un secteur où il y a peu d’offres d’emploi et avec par ailleurs très peu de reconnaissance et de soutien de la part des structures d’aide.
« J’aurais préféré qu’on me dise “voilà, vous arrivez, vous allez être 24-25 en première année, en master vous serez 14, sur les 14 qui sortent heu tout le monde est au chômage quoi”, mais vraiment hein ! Je me souviens je suis allée au Forem, je leur ai expliqué “voilà j’ai un master en art dramatique” et alors ils t’accueillent en te disant “mais vous ne voulez pas être caissière plutôt ?” C’est hyper violent quoi tu vois ? »
(Léonie, jeune diplômée, comédienne)
Plus on avance dans les trajectoires, plus l’étau se resserre et plus il s’agit de faire ou de tenter de faire ce qu’il faut pour percer, rester, exister dans le milieu ou bien de s’apprêter à lâcher, à renoncer à ce qu’on aime, à renoncer à en vivre en tout cas, avec des formes d’hyperspécialisation peu reconnues en dehors du milieu et des compétences peu valorisées par la société actuelle. Bien entendu, ce sont des questions sociétales qui sont ici posées, mais elles ont une incidence sur le fonctionnement du secteur et sur les relations qui s’y nouent. Les parcours instables et précaires rendent à la fois importants et quasi inaccessibles les besoins de sécurité chez les comédien.ne.s (ce qui a aussi une incidence sur les risques qu’on peut prendre, les nécessités de se conformer aux attentes…) d’autant plus dans un contexte où le statut d’artiste est si difficile à obtenir.
« Il y en a qui créent eux-mêmes leur compagnie, qui créent des spectacles, mais c’est… beaucoup de travail, il faut être prêt à travailler énormément sans être payé. Il y en a qui se démarquent, mais je te jure que sur quinze, c’est peut-être deux personnes quoi, tu vois, pour treize autres qui n’ont rien du tout. »
(Léonie, jeune diplômée, comédienne)
« Comme tu n’as pas de contrepartie, t’as pas de confort financier, enfin t’as rien, c’est hyper insécurisant. Là, moi, je me bats pour trouver du boulot, heu je fais des castings, des auditions, je ne suis pas prise, je me prends des râteaux, des râteaux, des râteaux, j’essaie de ne pas sombrer hein, mais ce n’est pas facile quoi. »
(Éliane, jeune diplômée, comédienne)
Les auditions, pour entrer dans les écoles ou pour obtenir des rôles par la suite, cristallisent ces différents enjeux où s’opèrent « sélection sociale » et « sélection de corps de classe ». Les systèmes des concours qui président à l’entrée dans les écoles, dont nous avons déjà parlé, sont autant de freins. Pour les uns, ils restent cependant nécessaires au vu de la spécificité du milieu qui supposerait des prérequis indispensables. Pour d’autres, ils sont critiqués pour ce tri a priori qui ferme les possibles pour de nombreuses personnes, comme ce directeur de structure nous l’expose : « Ce sont les professeurs qui vont choisir qui rentre chaque année dans leurs écoles. On est donc un des derniers endroits – par rapport à l’accès aux études supérieures dans d’autres secteurs – où il y a un examen d’entrée et ça c’est très spécifique. On s’est battus pendant plusieurs années au sein des fédérations estudiantines pour qu’indépendamment du fait de votre statut social, de votre genre et race, vous puissiez y arriver, puisque l’école est là pour vous faire apprendre des connaissances, pourquoi demander des compétences acquises alors que l’école est là pour vous les apprendre ? »
Cette logique sélective, se poursuit durant les années de formation où les étudiant.e.s relatent un climat difficile, exigeant, sans que les critères d’évaluation et de réussite, mais aussi de sélection d’étudiant.e.s pour travailler dans les projets des professeur.e.s/metteur.euse.s en scène, ne soient toujours clairement lisibles et établis. Iels décrivent des fonctionnements traversés par des non-dits et dès lors des sentiments d’injustices quand bien souvent les raisons des choix, mais aussi les clefs d’appréciation échappent et semblent surtout guidées par la subjectivité des professeur.e.s.
« On te retransmet les retours de manière anonyme, donc c’est “quelqu’un a dit” et ça peut être des choses pédagogiquement intéressantes comme ça peut être des choses, heu…
Moi on m’a déjà dit “Il faudrait que tu travailles sur ta féminité”.
Et donc tu vois t’as bossé pendant trois mois sans compter tes heures tous les week-ends et tu te prends ça dans la gueule… »
(Louane, étudiante)
« Comme l’art, c’est tellement, c’est complètement subjectif quoi tu vois ?
Et cette école ils ont tellement un modèle de ce qu’ils aiment, ils n’aiment pas. »
(Julie, étudiante)
Par ailleurs, le théâtre est une discipline intime, dans laquelle on dévoile son corps, on est son propre outil, on est appelé à creuser son histoire, à mettre à mal parfois sa psyché, à se dévoiler, à aller loin. La distinction entre le « soi » et la pratique théâtrale est souvent ténue, difficile à poser. Dans un tel cadre, les critiques, si elles sont trop frontales ou malveillantes, ont d’autant plus d’effets délétères. D’autant que cette subjectivité de ce qu’est l’art/le beau/le réussi est parfois en opposition avec le travail fourni par les étudiant.e.s. Leur motivation et ces moments de retour sont alors vécus comme des temps d’humiliation, où les jeunes comédien.ne.s se voient très peu reconnu.e.s et où les rapports de pouvoir entre metteur.euse.s en scène et comédien.ne.s sont très marqués.
« Et quand tu rentres, je te dis, moi en première année on était 25 dans ma promo, en master on n’était plus que 14 et c’est parce que, il y a des gens, on les prend à l’examen d’entrée, mais après sur tous les projets, ils ont beau être là et travailler au même titre que les autres, bah le pédagogue, le jury décide que ça ne convient pas et donc la personne se prend des retours qui parfois se rapprochent de l’humiliation publique. »
(Léonie, jeune diplômée, comédienne)
« Cette fameuse subjectivité, ça peut vraiment te détruire une personne quoi, tu vois ? Et ils sont là dans leur position de pédagogue, metteur en scène et toi comme t’es jeune comédien, t’as l’impression que c’est eux qui vont te donner du travail.
Pour toi, leurs paroles, c’est le truc absolu.
Si eux ne te valident pas, tu ne peux pas exister en tant que comédien. »
(John, étudiant)
Lors d’un entretien particulièrement riche, mais également désabusé, Jeanne, conseillère artistique et dramaturge, nous parle, à propos de ces logiques sélectives successives dans le milieu, « d’un système carnivore ». Depuis les concours d’entrée et tout au long des carrières, les logiques hyper-compétitives, univoques et capitalistes, nous dit-elle, favorisent l’émergence d’un climat qui dévore. Les jeunes sorti.e.s des écoles apparaissent alors comme la chair fraîche de ce système carnivore qui les met en combat les un.e.s contre les autres. Iels se sentent également, comme le raconte Eliane, objets des désirs et non sujets de leur carrière en devenir :
« Tu pourrais croire qu’une fois que tu sors de l’école, c’est bon, on va te traiter correctement, mais il y a des auditions avec des metteurs/des metteuses en scène où franchement on nous traite comme des accessoires quoi, tu vois ? »
(Éliane, jeune diplômée)
Des discriminations genrées
Au travers des auditions et des processus de sélection, outre les dimensions des capitaux économiques, sociaux et culturels, s’énonce également la question des discriminations genrées qui, dès les concours d’entrée, est dans le milieu assez explicite, comme nous le relate ce professeur d’une des grandes écoles de théâtre de la région Wallonie-Bruxelles : « On ne peut pas se permettre d’avoir des classes que de filles, car ça nous bloque pour l’exercice. Les quatre garçons qui sont là, ils ont été choisis entre autres parce qu’ils avaient du potentiel, mais aussi parce que nous en avions besoin pour correctement exercer nos cours. » Ce « besoin » de garçons, d’un point de vue statistique, leur ouvre donc plus facilement les portes des écoles et de carrières où ils auront également – nous y reviendrons – plus de chances d’exercer dans un milieu qui, d’une part, néglige son matrimoine et, d’autre part, valorise les pièces « classiques » qui comportent davantage de rôles pour les hommes, rôles dans la majorité des cas appréhendés de façon littérale et naturaliste quant au « corps » des personnages.
Ainsi, malgré les exigences de parité, les inégalités genrées d’accès aux écoles restent fortes étant donné que moins de garçons y postulent et que les institutions cherchent à préserver un équilibre. « Dès qu’on a un garçon dans un groupe, on fait tout pour le garder. Donc oui, il y a une différence de traitement et on aimerait bien qu’il y ait plus de garçons, car ce serait quand même plus facile. », raconte, Étienne, professeur. Notons pour la parenthèse que nous avons donc ici un processus de discrimination positive et de quotas implicites en faveur des garçons qui n’est pas nommé comme tel, mais qui est connu et accepté de l’ensemble du secteur sans que les notions de contraintes ou encore d’atteintes aux libertés ne soient mises en avant contrairement aux arguments déployés lorsque la discussion se tourne du côté de la présence des femmes et/ou de la pluralité des origines culturelles, raciales ou sociales.
« Il y a une parité dans le groupe une fois qu’il est inscrit, donc on était 16 (8 garçons et 8 filles). Par contre, lors des auditions et du concours sur 120 personnes, il y avait 80 filles et 40 garçons. Donc là aussi au niveau des concours, évidemment, on n’est pas mis sur le même pied d’égalité puisque les filles vont devoir se battre pour sortir 1 sur 3 alors que les garçons ont la chance de sortir 1 sur 2.
Donc la chance d’entrer dans les conservatoires ou dans les cours d’arts de la scène est plus facile pour les garçons que pour les filles puisqu’il y a moins de monde. »
(Sophie, étudiante)
Et à cet instant, déjà, se souvient Loubna, comédienne, s’inscrit dans les trajectoires la méfiance à l’égard des autres femmes, le doute, la peur d’être évincée qui empêchent de se rassembler, de faire corps, d’être solidaires, voire de revendiquer ensemble. Dès l’entrée dans les écoles, ce différentiel de départ accroit en effet les logiques de concurrence entre filles. Concurrence qui leur est par ailleurs clairement exprimée. Dans les cours, disent-elles, il leur est énoncé que le chemin sera plus difficile, qu’elles devront se démarquer, mais en même temps ne pas en faire trop – c’est-à-dire ne pas trop déroger à ce qui attendu – afin de ne pas être stigmatisées dans un contexte où les opportunités de se déployer sont, pour elles, limitées. Elles doivent être meilleures que les autres femmes. Il leur est d’emblée signifié, de façon plus ou moins subtile, qu’elles ne jouent pas dans la même cour que les hommes… Les attentes et les exigences, assorties de fortes pressions intérieures comme extérieures, sont alors plus marquées. Prenant appui sur leur expérience – « Je suis passée par là, tu ne tiendras pas si tu ne te durcis pas, si tu n’es pas la meilleure » –, certaines professeures les poussent parfois de façon spécifique à se dépasser, avec des techniques pédagogiques vécues comme violentes. « Il y avait une prof féminine qui me donnait cours et donc à chaque fois qu’elle regardait une fille jouer, c’était “non ça ne va pas, c’est mauvais” alors que les garçons, c’était toujours bien quoi », raconte Julie, étudiante. Source de normalisation, comme l’énonce Loubna, comédienne, a contrario, rares sont les discussions qui viennent questionner et mettre en cause ces fonctionnements structurellement inégalitaires.
Les étudiantes se voient souvent mises en garde, notamment par des femmes, professeures, avec enjeu de protection et/ou de soutien, mais il y a peu de remises en question et de réflexions sur les moyens de contrer cette prétendue fatalité. Ce qui a parfois pour effet un processus de découragement des comédiennes dès leur parcours de formation. Le discours, à la fois fataliste et performatif, du tri établissant pour acquis les moindres possibilités et les logiques de concurrence jouent sur les motivations, l’estime et la confiance en soi et dessinent les contours d’un premier seuil d’élimination malgré l’étape des concours d’entrée réussie.
« Moi, je sais que j’ai toujours entendu cette phrase quand j’étais à l’école, il y a plus de femmes que d’hommes dans les écoles, vous aurez déjà beaucoup moins de travail. Sachez aussi que dans le répertoire, il y a plus de rôles d’hommes que de femmes, donc vous aurez moins de travail aussi et sachez que c’est bien de travailler quand vous êtes jeunes parce qu’une fois que vous ne serez plus jeunes, vous travaillerez moins aussi. Il y avait déjà ces trois phrases qui annonçaient un peu la couleur, je trouve, pour se projeter en tant que comédienne dans le parcours, ‘fin dans une carrière quoi. »
(Mélia, comédienne)
Du côté des garçons rencontrés, la conscience d’être valorisés et mis en avant est parfois explicite. « Aujourd’hui, il y a quand même encore un truc dont on parle beaucoup, tu vas dans chaque classe, il y a un mec ou deux mecs, c’est généralement eux qui sont valorisés tu vois, c’est généralement eux qui ont une place particulière », explique Thomas, étudiant. Le différentiel se marque également, outre les présences, dans les prises de parole et le crédit accordé. Le fonctionnement sociétal et institutionnel, tel que posé, installe pour les hommes un climat de confiance au sein duquel ils savent qu’ils seront a priori écoutés et entendus. Ils savent être dans un espace sécurisé, ce qui est loin d’être le cas pour la majorité des jeunes femmes dans un contexte où, de l’avis de toutes et tous, les femmes sont moins souvent écoutées, même lorsqu’il s’agit des professeures, et où, en outre, prendre la parole est pour les femmes souvent plus difficile en lien avec l’éducation reçue.
« En tant que femme encore maintenant, on a des réflexes de nuances de nos propos,
de ne pas arriver avec une certitude. En général, tu vas un peu sur la pointe des pieds, tu vois. Enfin, ça dépend des gens, mais c’est quand même un truc très inculqué. Quand tu dois prendre la parole, tu mets toujours les formes, les machins. La plupart des mecs ont un truc de confiance en fait, confiance quand ils sont en train de dire et dans leur position qui fait cette différence-là, à mon avis. »
(Émilie, étudiante)
De la méritocratie
Comme mis en évidence par les différentes études de cas et les récits, les écoles de théâtre, les écoles d’art sont structurées par les logiques élitistes qui depuis la possibilité même des concours d’entrée jusqu’au diplomation et premiers contrats reposent sur des processus d’entonnoir et de tri drastiques sur fond d’idéologie méritocratique et de valeurs néolibérales, telles que concurrence et compétition sans merci, censées révéler le meilleur en chacun.e, individualisme et performance. Le prestige, mais aussi l’acceptation des laissé.e.s de bord de route, reposent sur cette logique entreprenariale de soi, comme l’énonce Foucault, qui responsabilise à outrance l’individu, gagnant comme perdant de la course effrénée à la reconnaissance et oblitère les contextes, les contingences, les inégalités structurelles.
Ce discours du mérite est un des rouages actuels de la (re)production des inégalités. D’une part, la logique sacrificielle qui traverse les parcours, les corps qui osent sont aussi des corps qui souffrent, nous en reparlerons, les psychés rendues à la fois fortes et fragiles tant il s’agit d’aller chercher loin, en soi et hors de soi, de se chercher, pour mériter sa place, être l’élu.e, et, d’autre part, le désencastrement des parcours, hors collectif, hors des « matrices de domination », justifie le statu quo. Nous sommes/vous êtes « les meilleurs », disent-iels, persuadé.e.s de l’être, oubliant les facilitateurs, mais aussi qu’être le ou la meilleure signifie aussi être le ou la plus tenace, résistant.e, dans les normes attendues, tout en étant en possibilité de se singulariser, mais pas trop, jusque ce qu’il faut pour être remarqué.e. Se dessine ici le narratif du « talent », de l’inné à faire fructifier par le travail, à rendre méritant, en oubli de ce qui pour d’autres fait entraves et, inexorablement, ferme les portes.
Sexisme, rôles sexués et rapports de genre
Habitués à ce que place leur soit faite, et dès lors à prendre place, les jeunes hommes se déploient plus facilement, tandis que les jeunes femmes doivent aller à l’encontre des attendus. Elles doivent prendre place tout en étant travaillées, freinées par leur socialisation spécifique, qui peut les amener à culpabiliser : « J’ai appris à me défendre d’une certaine manière, tu vois », raconte Gina, metteuse en scène. « Je sais que si j’ai une chose à dire, j’ai le droit de le dire et machin, mais ça me fait un truc inverse maintenant, de… J’ai l’impression de prendre trop de place, tu vois. Et c’est un truc qui est très difficile parce que je ne pense pas qu’un mec se pose ces questions-là. » Elles racontent comment la norme sociale de « laisser la parole à l’homme » a été intériorisée et la difficulté d’aller au-delà dans le quotidien et, plus encore, s’il s’agit d’exprimer un avis contraire, voire d’oser se plaindre en cas d’agression.
« On nous a toujours appris encore une fois en tant que fille lambda à se taire et à laisser parler les autres, alors quand on doit s’imposer au milieu d’une horde masculine pour donner notre avis, ça n’aide pas. »
(Noémie, étudiante)
Humour grivois, propos déplacés, non-écoute, rôles stéréotypés, mais également violences plus explicites (dragues outrageuses, attouchements, pressions…), autant d’éléments qui participent du climat sexiste qui nous a été relaté. Des maladresses du quotidien aux abus se donnent à voir un fonctionnement sociétal et institutionnel inscrit dans des rapports de pouvoir et des logiques patriarcales où les violences sexuelles et plus largement de genre sont à appréhender en tant que « continuum », dans leur historicité (elles sont à inscrire dans une histoire longue et complexe) et dans la manière dont elles sont articulées. Leurs effets rejaillissent sur les jeunes femmes et leurs possibilités de carrière, mais également sur les jeunes hommes peu en phase avec les critères dominants en matière de genre et, enfin, sur les autres, majoritaires, qui voient là renforcés leurs apprentissages des privilèges, de la masculinité et des rapports de pouvoir. Ces dynamiques sexistes et leur banalisation sont également l’objet de nombreuses publications sur la page @Payetonrôle, à titre d’exemple :
Comme le note Mathieu Trachman, « certaines cultures professionnelles, certains espaces sociaux favorisent la survenue et l’occultation des violences de genre, en particulier dans les activités qui impliquent des processus de sexuation et de sexualisation importants ». Dans les milieux artistiques, « les violences ont lieu dans un monde où les rapports de travail sont fortement personnalisés, relèvent pour une part de logiques charismatiques et vocationnelles, où les coûts d’entrée sont particulièrement importants pour les femmes, où l’apprentissage précoce produit des rapports d’âge spécifiques et où les compétences féminines sont souvent naturalisées », et où, enfin, « certains aspects de la relation pédagogique, dans laquelle les rapports hiérarchiques peuvent être érotisés » contribuent « à entretenir une porosité entre apprentissage, séduction et harcèlement sexuel ». Cette proximité singulière nous est notamment racontée par Jeannie, comédienne :
« La relation entre les profs d’art et leurs élèves, ce ne sont pas des relations saines. En général, c’est des ragots, des machins, on va tous ensemble boire des verres après l’école. Ça peut arriver de prendre un pot avec un de ses profs de temps en temps, mais là, c’était tous les soirs quasiment. On était déglingués avec eux. Il y a tout un univers sous terrain de coulisses, quoi. J’ai envie de dire ça a toujours été comme ça dans le milieu de l’Art ».
(Jeannie, comédienne)
Le fait de travailler à partir/avec les corps est évidement une spécificité du milieu à laquelle il n’est pas possible d’échapper. Ce qui nous amène à réfléchir à ce que cette particularité induit et aux possibilités de travailler dans le respect des limites de chacun.e. Ce qui, pour les un.e.s, est vu comme indispensable à renfort d’arguments pédagogiques, et qui ne peut donc être questionné, peut, pour les autres, être vécu comme une atteinte, une pratique non consentie, un abus. Les tensions sont ici fortement marquées et explicites. Comme l’explique ce professeur : « C’est réellement l’instrument avec lequel on travaille. Que ce soit dans le contemporain ou dans les œuvres de répertoires, c’est toujours fondamental. Le fait de ne pas corriger le corps, c’est problématique. » Il poursuit en énonçant la perte de repères des professeurs face à la, dit-il, « trop grande quantité » de revendications des étudiant.e.s : « Vous savez, le corps est l’instrument du comédien, c’est quelque chose qui se travaille, avec lequel on progresse. Donc, dans ce cours, il n’est pas rare que le professeur vienne corriger un mouvement ou une posture en posant une main sur l’épaule ou autre. Dernièrement, ça pose problème. Maintenant, on voudrait que les professeurs demandent avant de pouvoir être en droit de corriger un élève. Les dynamiques changent énormément et les professeurs perdent leurs repères. »
De manière générale, le contraste entre les perceptions et les vécus des étudiant.e.s rencontré.e.s et le discours de « l’ouverture du théâtre », du « théâtre comme milieu de l’expérimentation libre, voire libertaire », tenu par des hommes blancs d’un certain âge, majoritaires dans les lieux de transmission et de pouvoir décisionnel, est assez marqué. Cette publication sur la page @Payetonrôle, qui a par ailleurs obtenu une forte audience, est à cet égard emblématique :
Ce discours, comme le dit Stéphanie, étudiante, nous pourrions le résumer de la sorte : « C’est bon, on est en théâtre, on est des artistes, on peut tout faire, on est ouvert.e.s d’esprit, alors qu’en fait pas tant que ça, c’est tant que ça reste dans leurs avantages en tant que mec cis. » Le « tout » du « tout faire » renvoie à l’idée de normes implicites et partagées, mais qui en réalité sont le reflet de rapports de pouvoir institués où la question du consentement se pose de manière très singulière face à des professeurs qui sont aussi souvent de futurs potentiels employeurs et qui, en outre, bénéficient d’une aura symbolique forte. En certains cas, cette image de soi « libertaire », « rebelle » est aussi un paravent qui permet de ne pas ouvrir la réflexion sur les violences potentielles et les logiques de déresponsabilisation qui les accompagnent.
Du côté des étudiantes, mais aussi de certaines professeures, les rapports sociaux de sexe tels qu’ils se jouent dans les écoles, en reflet des dynamiques sociétales, mais aussi de façon spécifique, sont décrits à l’intersection des différents degrés de sexisme tels que théorisés par Sarlet et Dardenne. Sexisme qui participe donc du continuum des violences sexuelles et qui est lui-même à penser comme un continuum. Entre sexisme bienveillant, qui par exemple tend à enfermer les jeunes femmes dans des visions du féminin stéréotypées (fragiles, douces…), sexisme ordinaire dans les traits d’humour, les regards, les gestes ambigus, les commentaires subtilement déplacés, et sexisme hostile, dévalorisation de la parole des femmes, atteintes et abus, c’est un climat fortement marqué par l’implicite de rapports de genre stéréotypés et de leurs violences qui s’énonce.
Par ailleurs, l’injonction faite aux femmes d’accepter leur sort est forte, d’autant plus rappelons-le dans un contexte éminemment concurrentiel. « S’il t’arrive un truc, n’en parle pas trop. […] Sois forte et tais-toi. Sois belle et tais-toi aussi », raconte Stéphanie, étudiante. Entre récurrence de commentaires et de comportements sexistes et, comme l’énonce Rose Lamy, logique du « fait divers », s’installe un processus de banalisation de ce qui se joue. À la fois, tout le monde est travaillé par ce climat, de façon plus ou moins directe, mais puisque non abordé comme fait social, comme fait politique, la connaissance du sexisme n’est pas d’emblée articulée à une volonté réelle de changement. Les vécus étant paradoxalement à la fois rendus individuels et acceptables par leur fréquence. De plus, dans un tel contexte, les prises de conscience sont souvent tardives, viennent a posteriori, quand, avec le temps et la revisite des parcours, les femmes finissent par se dire « ce n’est pas normal, ce que j’ai vécu n’est pas normal » en lien avec « les restes », « les séquelles » qui poursuivent et se réveillent parfois bien des années après les faits.
La banalisation des pratiques sexistes amène aussi un climat de culpabilité des filles concernant les violences qu’elles subissent. « Moi, personnellement, soit je me dis que c’est moi qui exagère, soit que ce n’est pas grave et que ça va passer. Par exemple, quand je me sens mal à l’aise, je considère que c’est mon ressenti et je me dis que c’est moi le problème », raconte, Camille, étudiante. Climat de culpabilité qui vient à la rencontre de ce qui, malgré l’effet #MeToo, est perçu comme un climat d‘impunité persistant. Faisant référence à Polanski, Noémie, étudiante, énonce : « Déjà le fait qu’il ne soit pas en prison, ça encourage tout le monde à faire de la merde, mais le fait qu’il soit récompensé, ça veut dire : ce qu’il fait, ce n’est pas grave. Et les femmes et les enfants, c’est dans leur gueule. Ça n’encourage pas à ouvrir la nôtre quand on se fait harceler, mais ça veut encore plus dire : vous avez été violée et blessée pour toute votre vie, et bah on s’en fout, les gens qui vous ont fait ça, on va les récompenser. […] Et vous, des femmes, vous êtes en second plan, parce que cet homme il a de l’argent, cet homme il a du talent. » À quoi bon se plaindre, disent de nombreuses étudiantes, si rien ne change, avec la tentation de se replier, de courber le dos afin de tenter de passer au travers des obstacles, des freins, des atteintes.
Les signes donnés dans les écoles, les institutions, etc., mais également les signes que la société renvoie sont importants. Ils ouvrent ou ferment les possibles. Ils banalisent, normalisent ou condamnent les comportements. Comme le relate Noémie, le climat d’impunité, notamment pour les écoles d’art le fait que malgré plusieurs plaintes pour harcèlements et/ou agressions sexuelles certains enseignants soient restés en poste, auquel s’ajoute la récompense de certaines personnalités atteint profondément les victimes et plus largement les femmes dans leur ensemble, qui ne se sentent pas écoutées, se voient dénigrées, sous-estimées. Ce qui se joue là, au-delà des cas singuliers, est aussi porteurs d’un message, qu’il soit volontaire ou inconscient, de maintien de l’ordre social, mais aussi des logiques d’omerta, partie intégrante de la « culture du viol », dynamique à nouveau transversale, qui trouve ici à s’inscrire dans des formes spécifiques. La question de la possibilité de la plainte, du crédit accordé à la parole des femmes et des victimes de manière plus générale, et dès lors des sanctions, permet de saisir le degré d’agissement de cette culture. Or, dans ce qui nous est relaté, les notions d’écoute et de consentement semblent éminemment problématiques et les agissements déplacés des professeurs dans le quotidien de la formation peu sanctionnés.
« Toutes les filles qui passaient, c’étaient des trucs tournés sexuellement et ce prof., il faisait des allusions sexuelles à chaque fois. Il est très vicieux et fourbe. Il ne sortira pas d’ânerie au téléphone si vous l’interviewez. On a prévenu la direction, les filles concernées sont allées voir la direction. Il a été convoqué, il a dû aller voir le directeur, mais il n’a rien eu. »
(Stéphanie, étudiante)
Ce climat d’impunité, de non-prise au sérieux des plaintes, joue également, bien entendu, sur les relations entre étudiant.e.s, comme le raconte Julia à propos d’un de ses camarades : « Suite à la plainte, des profs sont allés voir le gars en demandant “Bah, tu l’as violée ?” Il n’allait pas dire oui, alors les profs ont dit “Bah, voilà, c’est bon, arrêtez de le harceler”. La fille, elle a finalement quitté l’école, lui non, il a même fini ses études, aujourd’hui il tourne encore. » S’entremêlent des processus de retournement des logiques victimaires, de soutiens entre pairs, d’absence de sanction d’un côté et de sanctions potentielles en termes de carrière de l’autre, des processus de mises à l’écart, de stigmatisation… Le coût de la plainte est exorbitant, il installe impunité pour les abuseurs et traumatisme pour les abusées.
- Un milieu très spécifique dans sa pédagogie et ses espaces d’opportunités
Des modalités pédagogiques spécifiques nous ont également été décrites qui, elles aussi, participent de ce « milieu sans ailleurs », de ces tensions entre passions, exigences et possibilités réduites qui traversent les trajectoires et ont de nombreuses incidences à la fois en termes de potentialités créatrices, mais également d’épuisements, de processus de sélection et à terme de tri. Rappelons, et c’est important, que de très belles choses en termes d’apprentissage, d’ouverture, de dynamiques collaboratives, de potentialité de changement social, etc., nous ont également été rapportées, sans être ici notre objet. La focale étant dirigée vers les points de tension, les zones d’ombre, les blessures, mais aussi les volontés de transformation, de renouveau, d’amélioration.
Le culte de la souffrance
Comme dans cette publication sur la page @Payetonrôle, les étudiant.e.s rencontrées nous décrivent un climat sacrificiel où les limites, les siennes, mais aussi celles des autres, sont difficiles à poser. En certains cas, les pratiques dites pédagogiques sont vécues comme des formes de violences perpétrées par l’école, notamment, ce que d’aucuns nomment le « culte de la souffrance » qui, s’il est plus présent dans certains établissements que dans d’autres, reste globalement un mythe structurant avec des effets bien souvent délétères.
« Ça a été une scolarité très dure, hein.
Il m’a fallu quelques années pour m’en remettre après être sortie. »
(Sarah, comédienne)
« C’est un peu une école qui cultive un culte de la souffrance quoi tu vois ? Heu, pour faire de l’art, il faut être prêts à souffrir, à aller au bout de ses limites. »
(François, étudiant)
« On te fait un peu croire que le modèle de l’artiste écorché, c’est intéressant. »
(John, étudiant)
« Je sais qu’on fait un métier hyper sado-maso, il est horrible. Moi, je trouve que c’est un métier horrible, on n’est vraiment pas nombreux en tant que comédiens et artistes et franchement entre nous, je suis désolée, mais c’est marche ou crève. »
(Anne, étudiante)
Se perpétue aussi dans ce cadre l’idée de la nécessaire souffrance pré-école, pré-théâtre. Selon cette perception, il faudrait avoir vécu de la souffrance avant, en vivre pendant et la nourrir pour devenir un.e bon.ne comédien.ne, avec parfois une mise à l’écart des comédien.ne.s qui n’ont pas un passé traumatique. En sus nous est relatée une sorte d’assignation des rôles « de souffrance » à des comédien.ne.s qui ont vécu ces souffrances, ce qui, nous y reviendrons, s’inscrit tout comme l’adéquation entre les corps et les rôles, dans des versions naturalistes (les corps, les psychés, les vécus) de l’humain et vient enfermer plutôt qu’ouvrir vers la possibilité du personnage.
« Il y a beaucoup de projets où on nous demande parfois des trucs un peu… Dès qu’on sent que t’as une faille par rapport à ta mère, bah il y a un projet où on va te demander d’écrire une lettre comme si tu parlais à ta mère. Enfin, tu vois des trucs…
Et quand t’es dedans bah tu te dis “ouais je le fais”, mais c’est pff, ce n’est pas rien. »
(Sophie, étudiante)
Et cette violence sur laquelle on s’appuie, ces traumas réveillés qui souvent font violence en retour, sont peu accompagnés en tant que tels.
« On me donnait à chaque fois des rôles éclatés de gens qui se suicident alors qu’ils savent que c’est ce qui m’est arrivé, enfin tu vois… T’es, là, heu “ouais les gars”. »
(Carine, jeune diplômée, comédienne)
« Pour les jeunes qui arrivent, pour certains, c‘est très violent parce qu’à la base ils ont un rapport psychologique très fragile et je trouve ça important en tant que directeur et pédagogue d’une école de prendre conscience de ça, voilà c’est quand même de jeunes acteurs qui utilisent leurs outils, leur âme et leur corps, leur voix et tout. »
(Jérôme, étudiant)
L’injonction à « tout donner » est forte au détriment de la santé physique et psychologique. Ce stress accumulé est parfois à l’origine et/ou fait rejaillir des troubles de santé mentale conséquents.
« Ils voyaient que j’étais sur un trajet autodestructeur et complètement destroy et tout… et heu ils m’ont fait continuer. J’ai été hospitalisée dans un hôpital psychiatrique du jour au lendemain de manière ultra trash, dans lequel je suis restée six semaines. Je suis revenue, je leur ai dit “je vous fais confiance” et ils m’ont mis sur un des projets les plus difficiles. Mais je sortais de l’hôpital quoi, tu vois, et c’était de nouveau dans un rythme comme ça. Et c’était à moi de m’y plier. Si je ne m’y pliais pas, c’est que je n’étais pas prête ou heu, mais c’est pas… Ce n’est pas de la pédagogie, quoi, tu vois. »
(Émilie, étudiante en fin de parcours)
Par ailleurs, à la dure comme à la dure (puisqu’il paraît que c’est le milieu qui veut ça et que dès lors plutôt que de vouloir le changer il faut s’y préparer), beaucoup de violences physiques (dans le toucher, les performances attendues, les formes d’épuisements…) et psychologiques, notamment au niveau des remarques subjectives dévalorisant le travail des étudiant.e.s des professeur.e.s envers les élèves nous ont été rapportées.
« C’est une formation très exigeante et très difficile où tu passes un examen d’entrée et on t’accueille en te disant “on ne vous attend pas, il n’y a pas de place sur le marché de l’emploi alors va falloir tout donner”. Si vous donnez tout, bah on va vous aider et vous pourrez peut-être accéder à de l’emploi et tout ça, mais heu pfff c’était… psychologiquement, moralement, c’est quatre années qui sont assez difficiles. »
(Mélanie, comédienne)
Ce climat participe, à nouveau, d’une part, à cette logique sélective structurante et, d’autre part, via les modalités de « sacrifice de soi » à construire loyautés et culture d’entre-soi.
La question des réseaux et des réputations
Les réseaux, les relations et les réputations sont très importants pour espérer trouver place dans le milieu. Comme nous l’énonce cet enseignant, les logiques mondaines participent des modalités de socialisation et de travail : « Moi, il y a un tas de metteurs en scène dont je connais le travail, qui me connaissent aussi. On passe du temps aussi pendant les premières, après les spectacles… à se croiser dans les foyers de théâtre et à discuter. Se dire “tiens, lui, il me plaît bien, elle a vraiment quelque chose d’intéressant à raconter”. Ça crée du lien et quand une opportunité se propose, on finit par collaborer. Donc voilà, la question du réseau, elle est fondamentale et il faut tout le temps l’alimenter, rester visible. »
La constitution des carnets d’adresses et des réputations a dès lors déjà une grande importante durant les études. Le pendant de cette dynamique est évidemment le potentiel contrôle social que cela provoque et qui invite tacitement à se plier aux règles du jeu sous peine d’exclusion selon des modalités pédagogiques qui, en outre, sont décrites comme « verticales ». Les étudiant.es relatent de fortes solidarités entre professeur.e.s structurées en logiques de réseaux qu’il faut parvenir à intégrer pour espérer avoir un jour du travail. Dans ce petit milieu où les réputations et les relations de copinage prennent beaucoup de place, bien s’entendre avec les professeur.e.s est nécessaire pour avoir plus d’opportunités professionnelles.
« En Belgique, tout le monde se connaît et du coup savoir que “truc” se plaint par rapport à “machin”, ça ne va pas donner envie de travailler avec lui quoi. Il y a beaucoup d’étudiants qui travaillent avec des profs, donc c’est toujours essayer de faire bonne impression de faire bonne figure. Et on a beau ne pas être d’accord, si on fait autrement,
on n’aura pas de travail après. »
(Loïc, étudiant)
« Moi, je sais que je dois bien m’entendre avec les profs, on doit être limite pote pour avoir déjà un pied dans le milieu pro, c’est hyper important en fait. C’est comme ça qu’on t’engage. Ce n’est pas en présentant ton C.V. que tu vas te faire engager, c’est en buvant des bières et passant les pauses café ensemble. »
(Marc, étudiant)
« C’est un avantage à double tranchant de travailler avec et d’apprendre avec des gens qui vont par la suite faire partie de notre réseau et qui vont influer sur les réseaux qu’on va se créer. On ne va pas oser dire ce qu’on pense réellement de la manière de faire ou de nos professeurs. On va toujours inconsciemment ou pas aller dans leur sens pour que la réputation qu’on va se faire soit la meilleure possible. »
(Nathalie, étudiante)
Dans ce petit milieu d’élu.e.s où les pressions sont fortes et multiples, les erreurs se paient cher. « Même nos amis, quand on les voit se planter on se dit “je n’ai pas envie de travailler avec lui. Il est très gentil, mais je n’ai pas envie” parce qu’après c’est notre nom qui sera associé à cette production », raconte Loïc. La nécessité intériorisée de « plaire » aux professeur.e.s est particulièrement forte en lien avec cette étanchéité entre temps de l’école et temps de la carrière. Il s’agit de réussir sa formation (faire bonne impression, s’en sortir) et d’avoir accès au monde professionnel.
Ce climat singulier participe, pour les jeunes femmes en particulier, d’une intériorisation des places à occuper, des attitudes à déployer, comme étudiante, mais aussi comme femme, sur base évidemment d’implicites parfois subtils, mais aussi de la réalité chiffrée. Dans un paysage où il y a « trop » de diplômées en lien avec les possibilités et la durée potentielle des carrières, il s’agit de faire attention à ne pas s’attirer les foudres de celleux qui détiennent les clefs d’une possible réussite et, dès lors, de faire ce qu’il faut pour sortir du lot.
Notons que ce contexte amène notamment certaines étudiantes à ne pas oser se plaindre en cas d’abus, de peur d’être mal perçues par l’équipe pédagogique et de voir leurs opportunités professionnelles se fermer. Avec, en certains cas, le développement d’une forme de peur envers les professeurs masculins. « Ils se protègent tous entre eux. Il n’y a pas d’impartialité. Ils arrivent à nous faire peur de manière vicieuse parce qu’ils sont profs : “si tu ne fais pas ce que je te dis, je vais te pourrir ta carrière”. C’est un truc de copinage, même en dehors, ils se connaissent tous. C’est un petit milieu », raconte Émilie, étudiante. Ce qui donne également lieu à des stratégies d’évitement. « Je ne vais plus à ce cours, le prof parle de néo-féminisme, que ça va tout détruire… Ce prof critique beaucoup ça », nous dit Léa ; tandis qu’Élise nous raconte avoir arrêté la lutte « pour sauvegarder le rapport que j’avais avec mes profs parce que j’ai envie de faire un bon parcours dans l’école. Parce que si on parle des abus et tout, on passe pour, je vais dire un mot grossier, “la chieuse de service” qui remet en cause ce que les profs masculins font. C’est un problème de ne pas oser dire les choses sous peine d’avoir une mauvaise réputation dans le milieu et donc d’avoir plus de mal à trouver du travail ».
- Rapports de pouvoir et tensions générationnelles
Dans les écoles s’observent actuellement de fortes tensions générationnelles avec principalement du côté des anciennes générations l’expression d’une certaine frustration, mais aussi d’une résistance au changement que nous pourrions résumer comme étant le contre-effet #MeToo : « on ne peut plus rien faire », « on ne peut plus rien dire », « on est surveillé tout le temps », « nous sommes dans une société moralisatrice, plus rien n’est permis », etc. Et de l’autre, de jeunes générations qui se disent, en attente de changements, notamment sur les questions de genre. Il important de préciser que nous ne sommes évidemment pas face à des blocs uniformes. La pluralité des points de vue se donne à voir d’un côté comme de l’autre. D’une part, toutes et tous les étudiant.e.s, en fonction de leur biographie et leur socialisation, mais aussi des expériences vécues ne partagent pas l’ensemble des critiques ici émises et/ou les moyens de lutte énoncés. D’autre part, les dynamiques enseignantes ne sont pas épargnées par les disparités genrées et générationnelles. En fonction des histoires, des trajectoires les ouvertures au changement sont relatives et souvent mises en tension avec la volonté de « conserver la liberté d’enseigner ».
« Et c’est vrai qu’en tant qu’adulte vieillissant, on s’en prend beaucoup. Et dans un premier temps, on peut être tenté par une réaction de malaise, voire de rejet,
avec plus ou moins de mauvaise foi. »
(Luc, professeur)
Les revendications des étudiant.e.s quant aux comportements discriminants viennent aussi confronter les pratiques établies. Le chemin du changement n’a rien d’évident. Les discours critiques bousculent, bouleversent et demandent, outre de la volonté, des temps plus ou moins longs d’adaptation. Si toutes et tous ne partagent pas les mêmes points de vue, le constat qu’il est aujourd’hui plus difficile, en lien avec le contexte décrit ci-avant, d’enseigner, d’étudier, de travailler, est unanime, moteur de remise en questions, mais également sources de conflits. Clarisse, professeure, raconte :
« On est une génération aussi de profs venant de loin et ça, les étudiant.e.s l’ont bien compris ça. On a dû expliquer d’où on venait. Nous, on est une génération complètement sexiste avec des dominants, enfin bon, très forts quoi, mais dont on ne parlait pas. On les taisait, soit ça ne nous paraissait pas important, soit on dédramatisait, soit on a vécu avec quoi. » Elle met également en exergue combien il est difficile d’admettre que l’on s’est peut-être trompé ou qu’inconsciemment, on a participé à reproduire des rapports de pouvoir : « Parce que quand tu t’es investie corps et âme pendant quarante ans dans une école, c’est dur de te dire en fait, j’ai mal fait les choses. J’étais à côté et j’ai fait souffrir des gens. Tu vois c’est presque insupportable, c’est ça la différence pour moi de génération, ce n’est pas de dire, les vieux vous ne comprenez rien. »
Le chemin du changement n’a rien d’évident. Les revendications bousculent, bouleversent et demandent, outre la volonté, des temps plus ou moins longs d’adaptation.
« La difficulté pour moi est une difficulté générationnelle qui ne m’appartient pas forcément, mais c’est clair que la façon dont on m’a éduqué dans les années 1980 ne fonctionne plus maintenant. Le discours qu’on avait à l’époque et bien je ne peux plus le tenir, je dois faire attention. Ce qu’on pouvait s’autoriser à dire dans les années 1980, on ne le peut plus maintenant et tant mieux, mais pour les personnes de ma génération, ça peut être parfois un peu confusionnant parce que parfois je dis des choses dont je ne perçois pas la portée sexiste et que les jeunes filles me renvoient en me disant
“ben non, tu ne peux pas dire ça !” »
(Étienne, professeur)
« Pour éviter de passer pour le vieux con ringard, il faut que je puisse me réadapter et je dois m’adapter en fonction de ça parce que tout simplement, il y a une forme de valeurs éthiques et morales qui ont bougé. Ça n’a pas fondamentalement changé, mais ça a bougé.
C’est une très bonne chose, mais on doit réapprendre ces limites-là du coup. »
(Luc, professeur)
Au-delà des âges en tant que tels, c’est un contexte culturel en changement qui se dessine où des visions du monde et au sein de ce dernier, des pédagogies, des modalités de travail, des rapports genrés, s’entrechoquent. Au quotidien, des conceptions difficilement compatibles se confrontent notamment à propos des rapports interpersonnels, du type de langage, du rapport au corps et à l’intime, des contenus et des modalités de travail et/ou pédagogiques dans un cadre sensible et singulier, puisqu’il s’agit de tenter de revendiquer sans en subir les revers. La nouvelle génération de jeunes comédien.ne.s, metteur.euse.s en scène, avec nuances et diversité dans les positionnements bien entendu, appelle néanmoins au changement et revendique à partir des vécus concrets de discrimination. Parfois soutenu.e.s par certaines professeures, iels essaient de se faire entendre par différents moyens comme les conseils étudiants ou des plaintes à la direction (mais avec le risque de subir des répercussions dans un milieu soudé où tout le monde se connaît), le recours à la presse, le placardage dans les couloirs des copies de ce qui est diffusé sur les pages Instagram #Payetonrôle et #Payetontournage…
Notons que, parmi les étudiant.e.s, des tensions genrées sont également parfois palpables sans oublier les logiques de concurrences déjà relatées et les pressions qui amènent toute une série d’entre elleux à préférer la conformité au changement ou pour le moins le silence. D’un côté, certains garçons, notamment, se sentent acculés, mal à l’aise dans ce nouveau climat plus ouvertement féministe. Notons à ce propos que le peu de réflexions (et d’actions) au niveau institutionnel, dans la majorité des établissements, pourtant probablement nécessaires au vu des tensions ne permettent pas d’apaiser et de repenser les fonctionnements. Les désaccords voire les conflits se marquent dès lors dans les relations interpersonnelles. De l’autre, comme nous venons de le voir, la possibilité de dénoncer les inégalités, le sexisme, voire les violences de genre est mise en tension avec celle des réputations et des réseaux. À partir du moment où on sait qu’on se profile vers une profession à grand risque de précarité où les relations sont primordiales, la liberté de parole et la manière dont on revendique sont aussi orientées par ce contexte.
Ceci dit, globalement, le vent du changement est palpable. Comme l’énonce Léo, étudiant qui se présente comme racisé et homosexuel : « Je pense que nous sommes la génération qui ne sera plus d’accord que les femmes soient moins payées, que parce que tu es noir, tu n’as pas le droit de jouer Roméo, que parce que t’es homo, on va te donner que des rôles secondaires ou des rôles sans importance, parce que… enfin tu vois. On donnera des rôles de femmes à des personnes trans parce qu’une femme trans est une femme, un homme trans, un homme. C’est nous, cette génération, qui allons faire tout ça. Parce qu’on a l’esprit éveillé et parce qu’on ne veut plus se laisser faire quoi. »
Il importe également de réinscrire ce « choc des générations » dans les rapports de pouvoir et les hiérarchies qui traversent les établissements. L’explication générationnelle, pour pertinente qu’elle soit, n’est pas suffisante. Outre la dimension culturelle déjà évoquée, le regard systémique nous permet de penser également les fonctionnements, les tensions, les conflits, les violences et les modalités de changements en fonction des places occupées au sein d’une institution où les moyens de pression sur les directions sont sans commune mesure entre les professeur.e.s nommé.e.s et celleux de passage, étudiant.e comme enseignant.e, aux places fragiles et peu sécurisées. D’un côté, les risques de la contestation sont gigantesques, être stigmatisé, exclu, et de l’autre, les risques de sanction minimalistes.
« Même s’il y a un écart générationnel, il y a des postures différentes et des postures de personnes en situation d’autorité et des postures de personnes en instabilité, tout simplement. Le rapport d’autorité n’est pas le même là. À partir du moment où on a l’argument-choc qui est qu’ils restent et qu’ils sont plus vieux, alors de toute manière, nous, on compte moins. Ils n’ont aucun intérêt à nous écouter vraiment. »
(Léonie, jeune diplômée, comédienne)
Ces différentiels de traitement, notamment dans les situations de violence explicite, cristallisent les rancœurs et installent dans les esprits l’idée que les professeur.e.s sont davantage protégés par les institutions que les élèves. Les étudiant.e.s se sentent obligé.e.s de faire des mouvements de grande ampleur pour tenter de se faire entendre et même en ce cas, la question des grèves nous a par exemple été relatée, les résultats sont peu probants. Ces rapports de pouvoir, par ailleurs, structurent toute l’institution, comme l’explique cette jeune professeure : « Je trouve ça dur parce qu’il y a déjà une espèce de réalité hiérarchique assez forte qui est présente aussi au sein de l’équipe, du coup on n’est pas écoutées de la même manière. »
Ces enjeux hiérarchiques, structurés par des rapports d’âge et genrés, se couplent parfois avec des rapports de séduction complexes où il est facile pour les hommes d’entrer dans des comportements abusifs : « Tu comprends très vite que tu as un potentiel et un pouvoir énorme parce qu’il y a un principe de hiérarchie. Si t’es un peu concon ou un peu en manque de confiance, oh c’est génial, elles me séduisent, elles sont séduites par moi et je peux m’en taper facilement » (Jérémie, metteur en scène et enseignant).
Ces tensions provoquent des charges mentales conséquentes exprimées surtout par les étudiantes, mais aussi par de jeunes professeures, obligées de faire en permanence le grand écart entre ce qu’on leur demande, ce qu’on attend d’elles ET toute une série de choses avec lesquelles elles ne sont pas en accord dans le déroulé des cours, dans les choix de textes, dans les choix de mise en scène… Ce que plusieurs étudiantes mettent en avant, c’est que le fait d’être plus « conscientes », disent-elles, que les générations précédentes joue aussi d’un point de vue psychique du fait de se sentir en porte-à-faux avec ses valeurs. Se pose dès lors, dès le parcours de formation, la question des répercussions de cette charge mentale, de ce vécu en porte-à-faux sur les performances et la créativité.
- Marges de manœuvre, espaces et leviers d’action
Les volontés et les initiatives de changement sont très diverses d’une école à l’autre. L’écoute et le soutien ne sont pas les mêmes partout, néanmoins de façon transversale, les étudiant.e.s énoncent divers leviers de changement déjà en place depuis ces dernières années, à poursuivre, ou à venir.
Au niveau des rapports de classe, même si bien entendu, les socialisations, les discriminations scolaires et les habitus culturels freinent les possibles, une amélioration de la diversité concernant l’origine socio-économique s’observe grâce à la mise en place de bourses d’études. Par ailleurs, le projet pilote des classes préparatoires, actuellement dans sa première année (2022-2023), sera à évaluer en temps voulu. Outre les possibilités de suivre des études, le potentiel rôle des écoles dans la préparation à la carrière, la préparation post-études, au-delà de la formation artistique en tant que telle, est mis en avant. Malgré l’existence du CAS (Centre des Arts Scéniques), le manque de suivi et de soutien des étudiant.e.s fraîchement sorti.e.s nous est raconté.
« Et ça aussi la production, écrire un dossier, faire un budget, tout le bazar,
c’est pas du tout des trucs, on ne nous apprend rien de ça. »
(Georges, jeune diplômé, comédien)
« Je trouve qu’on est carrément délaissé.e.s, les jeunes acteur.trice.s qui sortent voilà, heu, les jeunes compagnies qui essaient de se lancer, purée, il faut quand même courir après des demandes de bourses, mais du coup on est largué.e.s quoi. »
(Alizée, jeune diplômée, comédienne)
« Moi, je trouve que ça manque beaucoup sur les techniques alternatives, c’est-à-dire le théâtre de rue, monter sa compagnie… Ce n’est pas clairement assumé, mais en fait on nous forme à faire des castings plus tard ou,
à être engagé.e par un metteur en scène point barre quoi. »
(Iris, étudiante en fin de parcours)
Au niveau des discriminations raciales et genrées, de nombreuses initiatives, pour le moment, relativement précaires et informelles, nous ont été relatées. Dans certaines écoles, la création de cellules spécifiques aux différentes sources de discrimination permet un certain suivi, même si toute une série de conditions sont nécessaires à leur bon fonctionnement, la cogestion avec les étudiant.e.s, un véritable pouvoir d’action, voire de sanction, la garantie d’une non-stigmatisation des membres et des victimes, l’indépendance… Si la fonction tierce au sein de ces commissions est indispensable, le rôle des enseignant.e.s dans ces cellules ne fait pas unanimité, elleux-mêmes étant aux prises avec des loyautés et des rapports de pouvoir complexes qui ne leur permettent pas toujours d’être dans une compréhension fine des vécus. Depuis leur place singulière, située, la possibilité de fonction médiatrice parfois interroge, comme le raconte Julie, étudiante : « Du coup, quand il y a un prof qui veut se positionner en tant que médiateur médiatrice, justement, il y a aussi ce truc de “on ne prend pas position”. Tous les avis se valent, mais en fait, c’est vraiment la question de dire quand il y a une discrimination, non, tous les avis ne se valent pas et discriminer ce n’est pas un avis. C’est violent en soi. On avait des soucis parce qu’il y avait une personne qui était membre du corps pédagogique ou de l’administration. Et du coup, on avait toutes l’impression de rapports de pouvoir qui entrent en jeu dans ces groupes de parole. »
S’énonce également le besoin d’espaces de discussion et de luttes sécurisés qui doivent parfois passer par la « non-mixité », étape dans la lutte qui permet de parler plus librement et justement des discriminations et inégalités vécues, sans craindre de devoir se justifier, dans un cadre relativement sécurisé : « L’idée, c’était d’avoir un espace safe de discussion entre femmes et personnes racisées. Clairement, on nous a reproché cette non-mixité, que ça ne va pas du tout. Et je suis là en mode “Mais tu n’as rien compris en fait. Ce n’est qu’une étape. Vous êtes 50% de la population, on ne peut pas faire sans vous. On va devoir coopérer”. On veut juste un espace sain pour libérer la parole, et ce n’est pas possible à côté des oppresseurs en fait » (Victoria, étudiante qui se présente comme racisée).
D’un autre côté, la nécessité au quotidien d’espaces de dialogue, de soutien, de confiance et le rôle des enseignant.e.s à ce propos est mis en avant. Par ailleurs, si l’invitation de personnes extérieures pour faire évoluer les choses est importante, se nourrir, s’outiller, mais également ouvrir et permettre la parole, leur extériorité ne leur permet pas toujours de saisir les dynamiques internes. Les liens avec les collectifs de lutte sont également présentés par les étudiant.e.s comme d’importantes ressources en faveur d’un changement (collaborations, actions conjointes, séminaires, rencontres, groupes de travail…). Autrement dit, rien de simple, ni de figé, mais l’insistance sur le besoin, d’une part, d’espace de parole sécurisé et, d’autre part, d’actions concrètes quand les discriminations sont avérées. La dimension de veille collective et de relais via les réseaux sociaux, la question des formations notamment du corps professoral par rapport aux questions de discriminations genrées et raciales, le travail sur les enjeux de langage et communicationnels, les transformations des modalités pédagogiques, sont autant de leviers mis en avant par les étudiant.e.s et certaines professeures.
« Personne n’est formé aux questions de genre, aux questions de sexisme. Personne n’est formé aux violences institutionnelles dans cette école. Personne n’est formé… personne n’est même formé à la pédagogie, tu vois ! »
(Julie, étudiante)
« Il y a vraiment un lexique à apprendre quoi, un nouveau lexique, une nouvelle façon de voir les choses, une nouvelle façon de communiquer et je pense que ça demande pour la vieille génération une introspection et une volonté de bouger,
mais aussi une prise de conscience. »
(Gene, professeure)
Dans certaines écoles, la création d’une charte de protection des étudiant.e.s nous a été présentée comme une étape très importante, mais évidemment les moyens de sa mise en application doivent être alloués : « C’est vraiment une école qui bouge. On a fait une charte qui permet de protéger les étudiants et je trouve que comparé à ce qu’on vivait en première année, ça a déjà vachement bougé. Quand tu as une charte, et ben les profs ils font plus attention eux aussi. Ils ne font plus n’importe quoi. Ça fait du bien » (Noémie, étudiante). Comme l’explique, Gene, cette jeune professeure progressiste, il importe de se donner les moyens d’écrire une charte éthique qui s’appliquerait à toutes les écoles avec des règles qui ne soient pas seulement appliquées aux étudiant.e.s et, enfin, que le processus d’élaboration de cette charte soit considéré comme une étape en faveur du changement et non comme un accomplissement final. La prudence est de mise afin que cela ne devienne pas, comme c’est souvent le cas un sparadrap, un pis-aller pour calmer le jeu, sans réel changement structurel et à long terme :
« Cette charte […] elle apparaît en réaction à un ras de bol d’élèves qui n’en peuvent plus du rapport de domination entre élèves et professeur.e.s. Mais clairement, le contenu de la charte, en fait c’est un contenu qui devrait être applicable entre chaque être humain, qu’il soit prof ou pas, parce qu’il y a aussi des profs qui sont victimes de violence. Entre elleux. Et qui aimeraient bien d’être protégé.es par cette charte. De plus, pour moi, la charte ce n’est qu’une étape. Si ce n’est pas qu’une étape, je serai extrêmement déçue. »
(Gene, professeure)
Par ailleurs, le lieu, vécu par certain.e.s, comme celui de l’oppression peut aussi devenir le lieu du changement. Le théâtre étant potentiellement un espace de libération de la parole des femmes notamment, d’expérimentation, de création et de diffusion incroyable. L’ouverture des écoles aux profils et aux théâtralités, mais aussi son climat de bienveillance est vu par une partie des étudiant.e.s comme une chance, quelque chose à encourager, un plus pour les carrières de toutes et tous. Les écoles d’art sont aussi des espaces potentiels de rencontre et d’ouverture à l’altérité amenant leurs lots de remises en question et questionnements.
« Tu rencontres plein de gens de sections différentes. Et dans ses potes, il y a des queers, il y a des gens trans, il y a des gens de milieux très différents. Eh ben forcément, quand tu te lies à ces gens-là, c’est des questionnements qui arrivent au bout d’un moment. »
(Jérôme, étudiant)
Cette époque de prise de conscience et de volonté de changement, ce momentum, ne se fait pas sans résistance. D’aucuns s’accrochent aux vieux fonctionnements et aux privilèges, au confort des habitudes, au ronronnement du « on a toujours fait comme ça », du « avant, on ne parlait pas de violences », ce qui évidemment ne veut pas dire que ce n’était pas violent… Ainsi, la leur volonté de statu quo d’une grande partie des professeur.e.s (qui est aussi le plus simple), en lien avec les enjeux générationnels déjà énoncés, est récurrente, que ce soit dans les attitudes ou les manières d’enseigner, notamment en rapport aux questions de genre.
« Les professeurs s’ils ne pouvaient rien changer, si tout pouvait rester comme c’était, ce serait bien pour eux. Il n’y en a pas beaucoup qui se mettent derrière nous pour faire bouger les choses. Ils ont peur que ça change, ils ont peur,
tu vois ce sont des vieux pour la plupart. »
(Julie, étudiante)
« L’accumulation fait qu’heu… Enfin certains profs qui sont tout le temps sur des idées de “Qu’est-ce qu’une femme sur scène ? Comment une femme doit rentrer sur scène ?” Ou des commentaires sur le fait qu’elle ne se maquille ou pas, qu’elle soit féminine ou pas, et toutes des choses comme ça qui sont assez archaïques en fait. »
(Élise, étudiante)
En vis-à-vis des demandes de changement, dans les pédagogies et les modalités de fonctionnement, les logiques de reproduction de ce qui a été vécu, appuyé d’un discours (souvent sincère) de violences inhérentes au milieu et donc d’une préparation à rentrer dans le moule nécessaire, sont fortes. Le non-droit à l’erreur et la pression mise sur les étudiant.e.s perdurent aussi parce que, pour une grande partie des équipes enseignantes, « c’est ce qui marche » ou en tout cas ce qui a fonctionné pour les générations précédentes.
« Ils gardent la même pédagogie, la même ambiance, la même morale parce que c’est grâce à ça qu’ils ont réussi, ça fonctionne, pour ceux qui y arrivent. Cette pédagogie de pression porte ses fruits, les récompenses le montrent, donc ça fonctionne. »
(Émilie, étudiante)
La place des femmes au niveau du corps professoral et leurs marges de manœuvre ont également été soulevées. Souvent minorées et en contrat précarisé, leurs possibilités d’action se voient réduites. Par ailleurs, les professeures qui tentent de défendre les étudiantes sont parfois peu prises au sérieux et vivent des retournements de bâton violents, qui ne motivent guère les autres à se positionner : « J’ai une autre prof qui est prof d’art dramatique qui est très engagée, qui s’est pris des trucs dans la gueule parce qu’elle a juste défendu une de ses étudiantes qui s’est fait harceler et violer par un élève pendant une année » (Élise, étudiante).
La question de l’image, de la réputation à nouveau et des loyautés fait également frein dans un contexte où il est attendu des protagonistes qu’iels « lavent leur linge sale en famille », autrement dit qu’iels taisent les violences vécues pour le bien de tous et toutes. « Et donc pendant le 8 mars, elle – étudiante – a pris la parole en disant que l’institution ne l’avait pas vraiment soutenue. Et elle a été complètement lynchée par l’institution, elle a été convoquée par le directeur qui lui a dit “VOUS pourrissez l’institution, VOUS pourrissez…” Que des hommes autour d’elle, seule femme, le directeur lui dit “VOUS pourrissez l’institution, vous ne portez pas la bonne image”. Il y a des trucs assez sales », raconte notamment Carine, étudiante.
Ainsi, dans le cercle des élu.e.s, se doit de régner la loi du silence. Les violences, qu’elles soient morales ou sexuelles, sont soit déniées, soit banalisées. « Ça fait partie de l’apprentissage », « le milieu fonctionne comme ça », « il faut s’endurcir », « on se plaignait moins avant », « les jeunes ne supportent plus rien »… La critique est difficilement entendable, puisque chacun.e a souffert pour être là où il est. Coincées dans le paradoxe d’attaques qui sont vues comme personnelles et tout à la fois comme mises en cause radicales du milieu, des écoles et de leurs pédagogies, les revendications sont difficilement prises au sérieux, considérées comme injustes et subversives. Le clash de cultures qui se donne à voir se déroule sur fond de peur de la perte, perte d’autorité, de pouvoir, de liberté, de privilèges…, quand les jeunes femmes notamment sont accusées de vouloir renverser le système à leur avantage, en reproduisant ses travers à l’encontre des hommes, des hommes blancs, cis, d’un certain âge en particulier.
Ces silences, qu’ils pèsent d’avoir eu à se taire ou des conséquences d’avoir été brisés, participent aussi des fatigues qui sérient les parcours. Les jeunes, les femmes en particulier, d’autant plus si elles n’appartiennent pas à l’élite sociale et culturelle, si elles sont racisées, s’épuisent avant même de sortir des écoles. La charge mentale, des atteintes à leurs corps et à leurs psychés, la charge mentale des luttes et/ou des compromis, vécus parfois comme des compromissions, auxquelles s’ajoutent les répercussions sur les réputations, ne pas vouloir être considérées comme « la chieuse de service », la « prude », la « néo-féministe », pèsent lourds dans le schème des possibles.
Ceci dit, cette injonction à l’omerta fait aussi levier, puisque le « rendu » public devient marge de manœuvre face aux inerties. Plusieurs cas nous été rapportés d’une écoute enfin obtenue de la part des directions suite à la diffusion de dossiers de plaintes dans la presse : « C’était parce que ça commençait à entacher l’image. Ça fait depuis plusieurs mois qu’on les avertissait et personne, rien… Et un an plus tard avec les articles, ils ont fait genre “houlala, on tombe des nues” ! » (Léa, étudiante).
Enfin, c’est aussi, en dehors des personnes et des personnalités, le conservatisme des institutions en général qui nous est présenté. Gene, jeune professeure, très engagée dans divers groupes de travail et auprès de ses étudiant.e.s, exprime à ce propos une forte désillusion face à l’absence de changement malgré les actions mises en place, un point de vue presque fataliste face à des institutions qui ne seraient pas réformables :
« Pour le moment, je suis surtout en train de me rendre compte que les institutions, c’est vraiment trop violent et c’est vraiment très loin éloigné de ce qui fait sens pour moi. Et je ne suis pas sûre que ce soit l’endroit où puissent émerger réellement des alternatives constructives et positives en fait. J’y crois plus trop en fait. Je pense que ce sont des systèmes assez complexes. Tout est très lent, il faut toujours se référer plus haut pour pouvoir mettre quelque chose en place et donc il y a une forme de fatigue énorme qui est assez vite palpable. Ce n’est pas un espace qui rend possibles des vrais combats, des vraies transgressions, des vraies rencontres. »
(Gene, professeure)
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