Les institutions

« Aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir devenir une artiviste,

mais pour pouvoir travailler, j’ai dû quitter l’univers théâtral.

Décoloniser l’intime, donner la parole aux personnes racisées,

rendre à chacun sa singularité, c’est mon travail artistique.

Je ne suis pas une communauté.

La question, pour moi, c’est comment peut-on créer en dehors des assignations de race ?

Je revendique le droit à pouvoir choisir cela.

Moi, j’ai l’impression que quand je sors dans la rue, je dois endosser un costume.

Ce poids qui pèse sur les femmes racisées. »

(Lucile Saada Choquet)

Dans cette troisième et dernière partie, il s’agira pour nous d’en revenir à nos interrogations de départ. Suite à la double ethnographie multi-localisée des écoles et du secteur relatée ci-avant, quel regard porter sur le milieu des arts de la scène à partir d’une perspective intersectionnelle ?

Les enjeux seront traités en trois temps. Bien entendu, tout se tient, mais force est de constater que ce souci d’une articulation, plutôt que d’une addition, des discriminations est encore dans le milieu très parcellaire. Ce qui permet non seulement d’oblitérer certains vécus, d’éviter la pensée systémique, mais aussi de prioriser, de hiérarchiser, d’opposer les violences et les luttes. Pourtant, l’intersectionnalité peut « permettre de questionner avec finesse les inégalités dans l’accès à la culture et aux carrières artistiques et culturelles, mais aussi les représentations différenciées véhiculées par les biens symboliques ».

Le découpage que nous proposons entre racisme et sexisme peut paraître paradoxal, antinomique vis-à-vis de l’esprit de l’intersectionnalité qui nous invite à ne pas regarder le social par morceau, de façon clivée, mais à saisir la complexité des rapports sociaux. Ceci dit, ce choix est ici en reflet des découpages opérés sur le terrain, découpages qui seront bien entendu discutés. Un des enjeux clefs de ces discours qui tendent à cloisonner est celui de la mise en tension entre « diversité » et « universalité ». Quel est donc cet universel ? Qui le définit ? Qui s’octroie le pouvoir de sérier ce qui serait ou ne serait pas universel ? Quelle place pour les « en dehors » ? Et cela vaut tant pour les luttes, quand les enjeux de classe en deviennent les seuls recevables, que pour les démarches artistiques qui, quand elles émanent de femmes ou de personnes racisées, sont qualifiées en lien avec leurs auteur.trice.s et non avec leur contenu. Démarques d’emblée saisies dans une spécificité qui, si elle peut être intéressante, perd tout son potentiel quand cette logique d’appréhension ne vaut pas pour les œuvres d’hommes blancs.

Enfin, cette partie se terminera sur la question épineuse de la parité et des quotas comme potentiels outils en faveur du changement, pour le moins en termes statistiques.

  1. La question des rapports sociaux de sexe ne peut plus être ignorée

Ce qui émerge actuellement du terrain nous montre que la question du genre ne peut plus être ignorée (contexte sociétal : #MeToo, F(s), etc.), peu importe au final que cela soit pris en compte ou pas dans les pratiques. Elle fait en tout cas partie des préoccupations et/ou des zones de frustrations, de conflits, voire de luttes dans le secteur. Il est donc primordial d’y accorder une attention politique.

Les différents mouvements actuels, les lieux de pression, de dénonciation, mais aussi de mise en avant des inégalités ou encore des matrimoines oubliés, ont, de manière palpable une incidence à différents niveaux, sur les luttes, les volontés de changements, les candidatures collectives et/ou de femmes à la tête des institutions, les débats, les colloques, mais aussi sur les narrations émergentes, qu’elles suivent l’air du temps ou se sentent enfin légitimes à éclore : « J’avais plein de projets portés par des femmes, mais qui n’avaient pas du tout de point de vue féminin. Puis tout à coup après la vague MeToo, etc., j’ai reçu toute une série de projets, ça devenait urgent, de femmes qui parlaient de leur corps, qui parlaient de leurs transformations », raconte Aline, directrice d’un théâtre. Par ailleurs, nous est également rapporté un intérêt grandissant du public pour les représentations abordant les questions de genre, ce qui évidemment est un argument de poids : « Je crois qu’ils s’aperçoivent qu’effectivement ça suscite un réel intérêt, mais aussi du public. Moi, je vois à quel point le public a tout de suite répondu présent. Tout était complet très vite » (Marie, codirectrice d’un théâtre).

Cela dit, ces transformations prennent place dans un milieu qui nous est raconté comme étant traversé par des vents contraires quand volontés de changement et mécanismes de résistance en vue du statu quo se toisent, quand les notions de « diversité », de « liberté », de « pluralité » ont des sens différenciés en fonction des places et des expériences vécues difficilement conciliables ou encore quand les avancées en matière d’équité et de rééquilibrage alimentent des mécanismes de peurs, des tensions, voire des conflits. Peurs et tensions alimentées tant de méconnaissances que de savoirs situés, de rapports d’intérêts et de privilèges. Peurs et tensions qui, parfois, viennent faire explicitement ou implicitement entraves aux possibilités de transformations structurelles. Peurs et tensions nourries de méfiances réciproques qui crispent et cristallisent les débats, empêchent les discussions de fonds et les possibilités de rencontres réelles, quand d’un côté les colères issues des violences accumulées, violences qui sont aussi celles des paroles ensilencées, et de l’autre, les dynamiques de déni, de repli, d’auto-défense, de « victimisation » (« on nous accuse, mais moi, je n’ai rien fait », « nous ne sommes pas les pires », « nous avons tout de même mis des choses en place », etc.) s’entrechoquent. 

Un fonctionnement patriarcal très marqué

Beaucoup d’éléments ont déjà été énoncés, mais au travers de ce point, outre le climat sexiste et paternaliste, il s’agira de regarder et de prendre acte des abus et des violences que le cadre permet et, dès lors, d’oser affronter les points de rupture. Le climat sexiste qui nous est décrit, fruit du patriarcat, vient en tension avec les représentations progressistes à l’égard du milieu, mais également « de soi » en tant qu’individu, en tant qu’artiste, il est dès lors parfois plus compliqué d’en prendre la juste mesure. Cette fracture identitaire est difficile à entendre, puisqu’elle oblige à assumer des parts de soi peu reluisantes et clivantes. Ce qui bien évidement ne permet guère d’assumer, en vue de participer au changement, les dérives, qu’elles soient inscrites dans les fonctionnements quotidiens ou viennent faire effraction par leur violence. Pourtant, le sexisme est un problème sociétal qui impacte le monde du spectacle tout comme les autres « mondes », en tension avec cette illusion d’ouverture qui, paradoxalement, peut avoir pour effet d’accentuer certaines diffractions, certains silences et d’empêcher de réelles prises de conscience.

« Il y a un vrai problème dans la société en général, et dans nos milieux… Dans nos milieux, je trouve ça terriblement hypocrite en fait, ça se dit ouvert, ça se dit… Les hommes se disent ouverts au féminisme et en fait, ils ne savent pas de quoi ils parlent… Ils ne savent pas ! Dans notre métier, on a tendance à dire que ce n’est pas comme ça, parce que les mecs ils ont souvent une ouverture d’esprit, etc. Alors qu’en fait… C’est insidieux parce que ces mecs-là ils m’entendraient, ils diraient “Ah bon ! Mais enfin pas du tout !” Mais honnêtement, je ne vais pas perdre une seconde de mon temps avec ça les gars. 

Je ne vais pas refaire votre éducation… »

(Kate, directrice de compagnie)

C’est un état des lieux assez noir qui nous a été dressé d’un milieu au fonctionnement patriarcal très marqué, indéniable pour qui accepte d’adopter un regard critique et de se mettre en démarche réflexive. Ce milieu, encore majoritairement structuré en « entre-soi blanc masculin » pour ce qui est des postes à responsabilités, est traversé par des abus de pouvoir des directeurs, des professeurs, des metteurs en scène, sans compter les remarques, attouchements, humours d’hommes vis-à-vis de femmes, même quand ils ne sont pas en position de pouvoir. Élément parmi d’autres, les comédiennes disent être victimes d’incessants abus concernant leur corps et leur jeu (hypersexualisation, dépossession…), avec également ce piège sexiste qui parfois les enferme : de se voir « reconnues », c’est-à-dire choisies pour leur capacité à « donner leur corps », sur des projets qu’elles acceptent avec l’espoir que la notoriété progressive leur permettra à terme de s’émanciper de ces dynamiques. 

Camille Froidevaux-Metterie parle à ce propos de la « bataille de l’intime » comme de l’ultime bataille féministe en nos sociétés occidentales, celle des atteintes et des violences sexistes et sexuelles faites à nos corps et la manière dont ces « expériences vécues » nous constituent. S’il s’agit à terme de « s’extirper du cadre contraignant de la binarité sexuée et genrée en luttant contre les mécanismes d’assignation qui enferment les individus dans l’une ou l’autre des deux seules options disponibles », penser l’égalité dans « l’abstraction » des conditions de vie, de façon désincarnée, c’est se refuser à voir le caractère structurel et structurant de ces violences qui, un jour ou l’autre, de façon plus ou moins explicite, plus ou moins brutale, forcent le passage et obligent les femmes à éprouver « la sexualisation de leur existence ». Nous sommes aussi, et peut-être avant tout, des corps sexisés, racisés, inscrits dans des relations de pouvoir, des rapports d’âge, de classe, des représentations sociales qui ne sont pas dénuées d’effets.

Les auditions dont nous avons déjà parlé en ce qui concerne les écoles, moment sensible où se déploient les fragilités, les rapports de force, les concurrences, sont par exemple le lieu de nombreuses violences genrées inscrites dans des rapports de pouvoir, des hiérarchies qui permettent peu la contestation, la plainte et inscrivent les comportements sous des chapes de silence.

« Et puis c’était hallucinant comment ils les traitaient quoi ! Je veux dire, ça allait loin dans la façon de parler, mais aussi dans l’obligation même de se dénuder. Et en fait le metteur en scène a demandé à l’acteur le jour de la première de la déshabiller complètement sans qu’elle le sache. Mais, alors… D’une naïveté telle que c’est hallucinant ! En disant “oui, comme ça, le jeu on sera encore plus, je ne sais pas, intense”. Et donc ça c’est carrément un abus sexuel pour moi… C’est… c’est tellement clair. À pleurer ensuite seule en loge, avec lui qui lui dit “t’es une grande actrice“, quoi ! C’est quand même jusque-là que ça allait. 

Avec une école qui n’a pas condamné, ça ! »

(Cléa, metteuse en scène)

« La dernière audition, il était noté dans la lettre d’emploi que les femmes pouvaient jouer autant des hommes que des femmes. Moi, j’ai décidé de ne présenter qu’un rôle masculin parce que le rôle féminin était un rôle silencieux et que j’en ai marre en tant que femme d’avoir soit des petits rôles, soit des rôles silencieux et à la fin de l’audition, je lui ai demandé combien de femmes avaient présenté ce rôle masculin, il m’a dit bah beaucoup, mais de toute façon, ce sera un homme ou alors une femme très très érotique. 

J’ai trouvé ça vraiment problématique quand même. »

(Mélanie, comédienne)

En certains cas, cela va même jusqu’à l’agression physique et sexuelle, justifiée par l’importance de « montrer son audace » en tant que comédien dans une audition, sans tenir compte de la question sensible du consentement, des ressentis, des vécus, des attentes, de la partenaire, comme le raconte Mélia, comédienne : 

« Ma première audition que j’ai passée, on devait jouer et préparer une scène et je suis allée au deuxième tour. Je joue au deuxième tour et donc là, c’est avec des partenaires que tu ne connais pas et donc juste on te lance au plateau. Tu dois jouer la scène avec quelqu’un que tu ne connais pas en improvisant. Moi, ce qui s’est passé à cette audition-là où je n’ai pas trop su réagir, c’est un gars pendant la scène, il m’a léchée et mordu dans le cou quoi. En fait, ça m’a beaucoup gênée parce que j’avais l’impression d’être utilisée un peu comme objet sexuel. Là d’un coup le mec, il veut prouver que voilà il a de l’audace, c’est tout. Je trouve que c’est violent sans me demander la permission. »

Ces logiques d’auto-sexualisation, nous l’avons vu, pour répondre aux attentes de ce que serait le féminin, la femme, l’actrice ainsi que d’hypersexualisation et d’objectivation des corps sont particulièrement difficiles à contester dans un contexte d’auditions dans lesquelles les comédiennes doivent « se vendre », mais aussi dans la poursuite du travail, surtout en début de carrière, prises dans des rapports de domination avec les metteurs en scène de qui dépend grandement la suite de leur trajectoire. Ainsi, si beaucoup de violences s’observent dans ces contextes, elles ne sont guère dénoncées, car le risque, surtout en début de carrière, est trop grand.

« Le choix de scène pour le deuxième tour m’a profondément mis mal à l’aise parce que c’était une scène un peu orientée sexuelle quoi. C’est-à-dire toutes les filles allaient simuler des orgasmes et ça me mettait personnellement mal à l’aise parce que je pense que, dans une audition, une situation où on est un peu en domination, je ne sais pas comment dire, on est un peu… ben on est en demande d’emploi du coup, on est quand même un peu à quémander quoi ‘fin je ne sais pas. Le rapport n’est pas égalitaire. On ne connaît pas le metteur en scène et on ne connaît pas nos partenaires. Je trouve que choisir une scène comme ça, c’est très problématique parce que ça amène à des choses déplacées en fait, enfin on n’est pas à l’aise. »

(Sarah, comédienne)

« Et j’ai vu des trucs incroyables, des metteurs en scène qui accueillent des femmes en second tour dans des loges, toutes seules, et qui leur demandent de faire des choses incroyables ou des femmes à qui on dit juste “défile en talon et c’est ça qui nous intéresse”. C’est tout le temps en fait et en vrai, c’est violent. »

(Tania, comédienne)

Outre les abus de pouvoir des directeurs, producteurs, metteurs en scène, c’est un sexisme ordinaire vécu par toutes, sous différentes formes et à différents degrés, qui nous est relaté comme le décrivent également de très nombreuses publications sur la page @Payetonrôle :  

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Cette notion de « sexisme ordinaire » permet « de questionner la manière dont les violences s’insèrent dans les pratiques et les représentations communes des rapports de genre, et comment ces pratiques et ces représentations participent de leur occultation ». Réarticulée aux contextes et aux singularités des trajectoires, elle permet d’en révéler l’ampleur sans en nier les spécificités. Elle nous permet ainsi de saisir le sexisme inscrit dans des vécus singuliers et différenciés, avec plus ou moins d’effets et de conscience, mais qui de fait traverse et transcende les expériences. Ce climat sexiste, installé, peu questionné, empêche de travailler, d’évoluer sereinement, oblige à être sur ses gardes. La prégnance de comportements dits « lourds », mais aussi les petites blagues épuisent quand elles ne sont pas à l’avant-garde des déstabilisations, des effacements, des abandons.

« Moi, je fais partie du groupe F(s). Quand on se réunit et qu’on lance une discussion, on est toutes étonnées parce qu’en fait, on a toutes vécu les mêmes injures et les mêmes tracas, les mêmes imbécillités. »

(Christine, metteuse en scène)

« Quand j’ai fait les deux assistanats à la mise en scène pour commencer par là… On est dans une situation pas toujours simple et en plus, c’était au moment où je démarrais et j’étais vraiment traitée comme la gentille, la gentille jolie comme ça, parfois. 

C’était relou, des petites blagues, des blagues minables et tout ça. 

Tu bois des coups avec les gens, ils font des blagues et puis, en même temps, 

t’es dans un rapport hiérarchique, donc ça je n’aimais pas trop quoi. »

(Vanessa, metteuse en scène)

Un des arguments récurrents de contestation ou de déni, selon le point de vue, du climat sexiste et paternaliste décrit, est que dans le milieu nous aurions affaire à « des hommes qui aiment les femmes » et dès lors qui ne pourraient être « machos ». Argument en réalité très léger tant il n’engage à rien de concret en termes d’égalité et de respect, par ailleurs très récurent dans la justification du sexisme, qui se voit réduit à la question de la drague, des rapports de séduction, sans compter leurs inscriptions dans des relations de pouvoir de genre, de classe, d’âge et de « race ». Argument qui est aussi récurent dans le déni et la justification des violences sexuelles qui sont décrites comme un « trop d’amour », où l’autre, objet et non sujet de cet amour, se voit oublié dans ce simulacre de relation d’un « amour » qui ne souffre aucune contestation, aucun refus. Ces hommes qui aiment les femmes en réalité les enferment dans leurs attentes. Ils les aiment sans les respecter, sans réellement les écouter.

« Et du coup c’est pour ça que nous, à chaque fois, c’est un peu euh… ‘fin ça pour le coup ça nous a mis mal à l’aise parce qu’on se retrouvait estampillé théâtre euh… pas macho, mais un peu alors que je pense qu’Antoine n’est pas du tout macho…

Je pense sincèrement que s’il y a un homme qui aime les femmes, c’est Antoine.

Dans un sens où je pense qu’il aime vraiment l’intelligence féminine plus que tout au monde, il se retrouvait… Il se retrouve évidemment plus souvent dans l’intelligence masculine parce que voilà… mais je crois qu’il n’y a personne de plus captivé que lui 

par une femme qui lui parle de théâtre. »

(Michala, directeur technique, théâtre)

Notons que c’est ce même homme qui aime les femmes qui, lors de soirées, arrosées il est vrai, parle des comédiennes, avec toute la considération requise : « Donc quand il a dit “j’appelle la pute”, je ne sais pas à une heure du matin un truc comme ça, c’est une comédienne qui est arrivée. Et elle a dit “ah ça va, Antoine, c’est chouette que tu m’aies appelé pour faire la fête”. Et puis il a pris la bouteille de whisky et il ne lui a presque pas parlé hein… » (Anaé, directrice de production et de diffusion dans ce même théâtre).

Ainsi, le machisme se cache parfois derrière des déclarations ouvertes et inclusives, comme le raconte Domi, assistante de direction dans un théâtre : « Claude, lui, il est très content, il dit : “Moi, je suis très bien en termes de féminisme, regarde, mon équipe est essentiellement féminine, j’adore bosser avec des femmes”, mais non, Claude, tu n’aimes pas bosser avec des femmes, tu aimes avoir des femmes sous tes ordres, ce n’est pas tout à fait la même chose. » Théâtre au sein duquel cette équipe, majoritairement féminine, quand on lui donne la parole, n’est pas dupe sur les marges de manœuvre réelles et sur un climat où se combinent réseaux, patriarcat et jeux de pouvoir. Minoritaire en nombre, Claude, d’après son équipe tend pourtant à abuser de son pouvoir.

« Il a une posture de mâle blanc, dominant, cisgenre, hétéro, ces remarques sont très souvent du mansplaining et puis, il a troussé tout ce qu’il pouvait trousser de comédiennes qui lui passait sous le nez… Pour moi, il représente, l’archétypal du mâle blanc, cis, hétéro dominant, soixantenaire, dans le milieu du théâtre et avec cette capacité politique de faire du lobbying, à s’appuyer sur ses pairs, à recréer ensemble du pouvoir entre mecs. »

(Yailin, adjointe à la direction)

« Finalement, on est majoritaires les femmes dans le théâtre, mais on a juste le droit de fermer notre gueule en fait dans le fonctionnement. Bien sûr, certaines ont une fonction importante, mais au fond celui qui a le droit de vie et de mort, 

c’est Claude et il nous le fait bien sentir. »

(Sam, médiatrice culturelle)

« Mais c’est vrai que dans le fond, entre toi et moi, je n’ai que mépris pour cet homme, je le dis à cœur ouvert. Ce n’est pas son individualité que je méprise, ce n’est donc pas lui en tant qu’être humain, mais c’est ce qu’il représente en tant que directeur de théâtre que je méprise et la manière dont il use et abuse de son pouvoir, vraiment ! »

(Aurore, responsable Relations publiques et Communication)

Nous est relaté le peu de marges de changement dans un contexte où la critique ouverte n’est guère possible alors que plane la peur de perdre son travail, de mettre à mal son réseau et donc de ne pas pouvoir se déployer ou se redéployer par la suite. « Je ne vais pas l’affronter ni lui dire ma façon de penser frontalement parce que je sais qu’il a ce pouvoir de se vexer si je ne pense pas comme lui et d’estimer que c’est suffisant pour me virer. On a eu des exemples au théâtre, il y a des gens qui se sont fait virer non pas pour incompétence professionnelle, mais pour opinions divergentes », poursuit Aurore. 

Dans ce théâtre, mais il est loin d’être le seul lieu fonctionnant de la sorte, il y a très peu d’écoute et de reconnaissance de la parole des employées, très peu de prise en compte de leurs ressentis. Par ailleurs, et c’est un élément très important de retournement des violences, sur lequel nous reviendrons, cette parole de contestation ou de revendication est limitée par la posture adoptée par la personne en position de domination qui se présente comme victime de la « cabale actuelle » alors qu’elle se dit – se pense peut-être – différente et surtout qu’elle n’a aucune envie de renoncer à ses pouvoirs et privilèges, comme le relate Sam, membre de son équipe : 

« Tu peux juste fermer ta gueule à un moment et écouter ce que nous on a à te dire de notre position de femme. Et ça ce n’est pas possible avec lui, il est l’archétype du mâle dans toute sa splendeur, qui est au sommet de sa hiérarchie, qui de ce sommet de la hiérarchie se permet de distribuer les cartes quoi. Tu ne peux pas en tant que mâle blanc dominant décider que tu es bien. Si celui qui est sous toi te dit “tu me fais mal”, ce n’est pas à toi de décider et de dire “ben non de quoi tu te plains, bien sûr que non je ne te fais pas mal”, tu vois. Et lui est complètement là-dedans » 

(Sam, médiatrice culturelle).

MeToo, peurs et cheminements

Du côté des directeurs d’institutions interrogés, des metteurs en scène, des professeurs masculins, avec exceptions et positionnements plus ou moins marqués bien entendu, à propos des questions de rééquilibrage en matière de genre, le discours de la crainte du contrôle (via les quotas) et de la censure (sur les contenus), autrement dit des pertes de liberté, est récurrent. Ce directeur de théâtre, par exemple, nous dit : « Finalement, qu’est-ce qu’il nous reste ? Après avoir eu peur de faire du mal à telle ou telle catégorie de personnes, qu’est-ce qu’il nous reste ? Il y a une liberté d’expression et de création qui est difficile à prendre. Il y a une saloperie de morale derrière. »

Ces discours réactifs s’expriment parfois avec nuance, parfois avec virulence. S’il nous est unanimement rapporté une libération et une visibilisation de la parole grâce aux mouvements féministes (#MeToo, #BalanceTonPorc, mais aussi #Payetonrôle, #Payetontournage, F(s)…), ces initiatives, du point de vue, surtout, des hommes blancs, cis, en position de pouvoir, sont aussi présentées dans leur tendance, disent-ils, à s’enfermer dans un discours agressif, unique, peu ouvert au débat qui, au final, aurait pour objet de les faire taire, de prendre le pouvoir, voire, comme le dit cet enseignant dans ses cours, « de tout détruire » :

« Alors après, il faut être attentif pour pas que cela devienne des règlements de compte personnels. S’il y a des choses pas correctes, ils doivent être remis à leur place. Mais après il faut être attentifs qu’il ne faut pas être dans la trop grande précaution, après on ne pourra plus rien dire du tout. Parce que tout pourrait être vu comme quelque chose qui serait dévié à force de diaboliser, de troubler les choses, c’est comme si on les rend électriques, tout est potentiellement danger. Je pense qu’il y a eu des abus, il y en a encore, et il faut tomber dessus, on ne doit pas laisser passer ! Mais ce n’est pas dans la surprotection que cela doit passer. Certains mouvements féministes vont trop loin et utilisent les mêmes arguments, les mêmes techniques que les hommes pour arriver à leurs fins plutôt que d’y arriver par leur propre chemin, au lieu de cela, elles utilisent ce que les hommes ont utilisé pendant des siècles à mettre en place, qui ne fonctionne pas. 

Dans des modes de relation, dans des positions de pouvoir. »

(Olivier, professeur masculin)

Les mouvements féministes sont présentés comme agressifs, voire extrémistes, le discours des discriminations que subiraient désormais les hommes blancs cis est récurent. « Être un mâle blanc qui approche de la cinquantaine, c’est être pointé du doigt comme faisant partie du problème. Alors que personnellement, justement, je n’ai rien à me reprocher. Et être culpabilisé avec des a priori, c’est pesant à la longue », nous dit Pierre, professeur. Dans son raisonnement assez fréquent, on sent combien la remise en question systémique tarde à venir, le focus étant mis sur les individus et leurs comportements avec des formes d’aveuglement et de déni concernant le manque de parité, le sexisme, les rapports de pouvoir, entravant de la sorte un possible travail sur les enjeux de fond. Il poursuit : « On essaie déjà d’être le plus inclusifs possible, alors oui c’est un trio masculin à la tête de l’école, mais nous avons une majorité de filles dans les classes d’art dramatique, et nous avons une presque parité au niveau des professeurs. » Sa réflexion, intéressante, passe cependant à côté de la question des statuts, des possibilités de prises de décision, d’avancements…, à côté également du fait de la nécessité de penser au-delà des chiffres qui, bien que fondamentaux, ne résolvent pas tout. Elle évince aussi le fait que les logiques paritaires et de promotion de ladite « diversité » peuvent aussi faire office de vitrine, de changement de surface, de « revalorisation de l’image de l’institution » plutôt que de participer à des changements de fonds en faveur de l’égalité d’accès aux carrières artistiques qui supposent une redistribution des ressources économiques et sociales ainsi qu’un travail sur les représentations de ce qui fait « culture ».

Enfin, comme esquissé précédemment, dans ce boys club structuré, outre par les questions de genre, par les statuts (aînesse, stabilité et reconnaissance…), aux mains d’un certain pouvoir économique, social et symbolique, les remises en question sont difficiles, décrites comme imposées, frontales, ce qui légitime leur discours victimaire. Ce climat permet aussi que se maintienne le statu quo, comme l’explique Yailin (adjointe à la direction d’un théâtre) : « Si tu veux, le problème, c’est que lui-même, notre directeur, se révolte et n’arrête pas de dire “en tant que mâle blanc dominant je sais bien que je n’ai le droit de rien dire”, il se la joue toujours comme ça ! » Le support idéologique du postulat « not all men » revendiqué par ce directeur, comme de nombreux autres, en travestissant le débat puisqu’en réalité il ne s’agit pas de tous les hommes, mais bien de toutes les femmes…, permet de taire ou de mettre sous silence des problèmes structurels (dont ils participent souvent). Ylan, comédien et metteur en scène sensibilisé aux questions discriminatoires de par son histoire et sa religion (il se présente comme « Juif »), raconte :

« Je découvre avec beaucoup de peine que le théâtre a beaucoup de mal à suivre. Sur la place de la femme d’abord avant tout. On m’a expliqué à l’école que c’était comme ça. On disait voilà dans la classe, il y a deux fois moins de mecs que de femmes, mais plus tard, il y a deux fois plus de rôles de mecs. Donc en fait, je suis quatre fois plus avantagé parce que je suis un mec. Et tout le monde disait ok, c’est comme ça, on disait ok, c’est la règle.

Je trouve normal que les nouvelles générations ne l’acceptent plus, mais je découvre avec beaucoup de difficultés, beaucoup de peine que les gens s’accrochent en fait à leurs privilèges, qu’ils ne savent pas toujours avoir, qu’ils ne savent pas toujours qu’ils ont. C’est inaudible pour certains parce que c’est pris de façon très personnelle alors que c’est un phénomène sociologique. C’est quelque chose de statistique en fait. Avec MeToo, j’ai senti un basculement, mais j’ai surtout été pétrifié par la résistance. C’est quelque chose qui m’a complètement abasourdi. Il y a des gens, en fait, qui contestent même qu’ils sont dans un système. Le système n’existe pas. Il n’y a que la création. C’est ma création, voilà. »

Ceci dit, parmi les directeurs ou codirecteurs interrogés, même au sein des anciennes générations, certains énoncent le cheminement qu’ils tentent de parcourir « ce sont des questions qui sont nouvelles pour moi », « avant je n’y avais jamais pensé », tel ce directeur de théâtre qui nous dit : « J’ai fait un peu mon examen de conscience là-dessus parce que c’est vrai que… naturellement, tenez par exemple les auteurs que je préfère, ça reste des auteurs américains type Hemingway, Jack London, et euh… des personnages qui sont vraiment de gros personnages biens virils et donc j’ai… naturellement… je crois que le bouquin que j’ai le plus lu, c’est Martin Eden euh… j’ai dû l’ouvrir quinze, vingt fois quelque chose comme ça, en fait et donc euh… Je dois effectivement euh… être dans une curiosité de genre, en fait… je… je ne l’étais pas avant hein… Je lisais un texte, je lisais un texte, aujourd’hui je lis des textes en me disant “bon, est-ce que j’ai lu suffisamment de textes d’hommes ou suffisamment de textes de femmes”, donc j’ai quelque chose qui évolue chez moi. » Reconnaître les structures patriarcales héritées, reconnaître également qu’en sortir n’est pas simple, sont déjà des étapes clefs.

« Aujourd’hui, on sait aussi d’où nous venons, l’héritage qui est le nôtre. C’est cet héritage qui vient de nos parents qui a traversé le temps et l’espace jusqu’à nous où il y a eu de la marginalisation. On était dans un monde imaginé, dessiné, calculé par les hommes, mais aujourd’hui la tendance des choses change, évolue. Mais reste le poids de la tradition, de la tradition aussi dans la gestion des institutions. Il y a plus d’hommes qui gèrent des théâtres que de femmes, je pense que c’est un problème qu’il faut résoudre encore. 

Il y a plus de metteurs en scène que de femmes parce qu’on accorde plus de financements aux hommes qu’aux femmes. 

Il y a plus d’hommes directeurs d’institutions que de directrices. »

(Athanase, metteur en scène racisé)

Les logiques de résistance du « vieux monde »

Notons enfin que, sur ces questions, comme l’énonce Tanguy Grannis, qui travaille sur les masculinismes contemporains, il importe également de ne pas négliger les processus conscients ou inconscients de « complicité masculine ». Ses travaux nous invitent à prendre la mesure de, je cite, « la force d’inertie de la solidarité masculine », consciente ou inconsciente, et de son incidence sur les changements potentiels dans le champ des rapports sociaux de pouvoir. En effet, changer les dynamiques, tendre vers des formes d’égalité suppose de renoncer à certains privilèges, d’entrer dans un quotidien « intranquille », où tout n’est plus permis, et derrière le tout sont évidemment tapies les injustices et les violences, de transformer les rapports de pouvoir actuellement à l’œuvre. Il ne s’agit pas de prendre le pouvoir, de le renverser, de prendre le contrôle, de dominer, mais de transformer en profondeur afin, il est vrai, de « détruire », pour reprendre les mots entendus (« elles veulent détruire tout »), un ordre hétéronormé au bénéfice de toutes et tous. Les valeurs de dignité, d’égalité, de respect pour toutes et tous qui structurent les luttes ne pourraient que bénéficier à la capacité créative de chacun.e au contraire d’entraver les libertés, ce dont les mouvements contemporains de revendications et de luttes, notamment féministes, sont très souvent accusés.

Comprendre, au-delà de décrire, nous enjoint à saisir les mécanismes de reproduction des rapports de domination, mécanismes qui prennent la forme de discours et de pratiques. Les discours étant eux-mêmes agissants, performatifs comme le dit Butler. Ils ont des effets sur le réel, d’autant plus s’ils sont récurrents, assenés sans possibles contractions, sans « dissensus », c’est-à-dire sans la pluralité qui fait le politique, s’ils prennent la forme de « régimes de vérité ». Dans le cadre qui nous occupe, les discours de la « crise de la masculinité », des hommes blancs victimes, des « néo-féminismes » et des antiracistes radicaux qui veulent en réalité prendre le pouvoir, sans parler de l’actuelle rhétorique du « wokisme » et de la « cancel culture » brandie comme les étendards de celleux qui voudraient imposer une dictature de la bien-pensance sont fondamentaux à analyser.

Dans certains hauts lieux, en particulier, dirigés par des hommes bien en place, s’observe une méfiance explicite envers la nomination plus fréquente de femmes pour des postes de direction. Certaines membres des équipes, femmes, qui assistent aux réunions, aux discussions, émettent le soupçon d’une volonté – par le bashing, le dénigrement virulent et violent, mais également par les bâtons mis dans les roues qui sont observés – de prouver a posteriori l’incompétence des femmes. Ce qui par ailleurs rejoint les craintes exprimées par les femmes elles-mêmes et, pour certaines, leur volonté de tenter de jouer sur plusieurs tableaux, à la fois pour être reconnues « capables et compétentes », mais également pour ne pas trahir leurs idéaux et les attentes qui reposent sur elles. Il ne s’agit pas ici de dénoncer un potentiel complot, mais à nouveau de saisir les difficultés dans lesquelles les femmes, même en position de dit pouvoir, sont mises.

« Je soupçonne qu’il y ait là-dessous une volonté inconsciente de préparer le terrain pour que dans cinq ans, quand les directrices seront au bout de leur mandat, on dira “ah vous voyez, on a essayé, on a voulu être gentils et mettre des femmes au pouvoir, mais vous voyez bien qu’elles sont incompétentes, il faut mettre des hommes”. »

(Sam, médiatrice culturelle, théâtre)

S’énonce également, en particulier dans certains hauts lieux dirigés par des hommes bien en place, une méfiance assez explicite à l’égard des mouvements féministes, par exemple F.(s), qui seraient trop extrêmes et qui auraient pour objectif de renverser le rapport de domination en leur faveur, qui profiteraient par ailleurs d’un effet de « mode » pour arriver à leurs fins.

« Maintenant, on se sent obligés de mettre une femme sinon on va se faire tirer dessus. »

(Franck, directeur d’un théâtre)

« Linard est ministre de la Culture et aussi ministre des Droits de la femme, donc elle a cette question vraiment très à cœur. Et c’est très bien, car il y a clairement des choses qui doivent être changées. Mais je pense qu’il ne faut pas inverser la problématique non plus. Allez, j’ai déjà entendu des metteurs en scène de cinquante ans, blancs, me dire qu’ils ne peuvent plus se présenter à aucun poste de direction et qui ont pourtant des carrières artistiques de malades et feraient des directeurs artistiques exceptionnels. Mais parce qu’ils sont des hommes blancs ils n’ont plus aucune attractivité on va dire. Quand maintenant il faut être racisée, c’est un terme horrible, et être une femme pour être à la direction d’un lieu. 

C’est aussi un effet de mode et ce qu’est occupé de faire le collectif F.(s) là aussi. »

(Jérémie, metteur en scène)

« Après, concernant les directions, moi je trouve que ce qu’il se passe est vraiment hyper triste. Mettre une femme sur un poste de théâtre juste parce que c’est une femme, ça me rend malade en fait et ce n’est vraiment pas rendre service à notre cause. Moi, je trouve qu’il faut faire attention à ne pas s’enfermer dans quelque chose. C’est bizarre à dire, mais je préférerais que ce soit un homme à la direction prochaine du théâtre, parce qu’en fait là j’ai l’impression que c’est un phénomène de mode, qu’on va mettre une femme parce que c’est une femme et qu’elle n’a pas les capacités qu’on demande. Le fait de pousser de vouloir mettre une femme à tout prix, c’est quelque chose qui pour moi a un peu moins de sens. Cependant, qu’on mette sur un pied d’égalité les postulants et postulantes, c’est clair. »

(Zélie, assistante administrative, théâtre actuellement déjà dirigé par un homme)

Femmes comme hommes critiquent parfois également ce qui est présenté comme « la mode » de mettre une femme au pouvoir en mettant en exergue l’idée que cette pratique desservirait, à terme, la cause des femmes. Ces formes de discrimination positive faisant passer les questions de genre avant celles des compétences et pouvant dès lors participer à leur discrédit. C’est une question à laquelle nous reviendrons, mais notons déjà que cela supposerait qu’il n’y ait pas suffisamment de femmes compétentes pour occuper les postes et, en vis-à-vis, que tous les hommes nommés soient d’emblée plus compétents (qu’aucun autre argument n’ait donc joué en leur faveur), mais également que le jeu soit ouvert, qu’il se tienne en dehors des rapports de force et des inégalités structurées et structurantes.

  1. Et le racisme, on en parle ?

Avant tout, comme esquissé au fil des pages, il importe de rappeler que nous avons beaucoup moins de données en ce qui concerne le racisme et les discriminations afférentes que sur les questions relatives au sexisme et aux rapports de pouvoir inscrits dans des dynamiques genrées. C’est une présence-absence qui se donne à saisir. Il y a ces équipes, ces classes, ces scènes majoritairement blanches, qui de façon consciente ou inconsciente sont néanmoins traversées par la question raciale, par l’enjeu de la pluralité, de la « diversité » pour reprendre les mots énoncés. Thématique par ailleurs très présente dans certaines programmations, sans que cela ne rejaillisse d’emblée sur les compostions d’équipe, sans que soient questionnés les types de narrations en lien avec les positionnalités.

Dans cet entre-soi blanc, où comme ailleurs les personnes racisées sont davantage celleux qui rangent, qui nettoient, qui nourrissent, que celleux à qui est donnée l’opportunité de créer, de prendre place et parole dans la société, c’est dans les creux des non-dits, des silences, des frustrations, que nous avons été amenés à regarder. Les expériences et vécus quant aux questions de racisme, de discrimination et de pluralité narrative nous sont aussi apparus en arrière-scène des manques, des écarts, des déséquilibres, mais également via la perspective des personnes non racisées, pour peu qu’elles adoptent une posture réflexive, ainsi que via des entretiens spécifiques menés avec des comédien.ne.s et porteur.euse.s de projets racisé.e.s.

Enfin, le racisme est ici envisagé comme « structurel ». Cette notion inclut, dans une approche davantage systémique, le racisme institutionnel et institutionnalisé, à la fois visible et invisible, ouvertement discriminatoire ainsi que celui du quotidien, inscrit dans les représentations, les discours et les pratiques ordinaires.

Racisme ordinaire et incidence sur les possibilités professionnelles

Avec nuances en fonction des lieux et des groupes de personne, c’est un climat où s’invite le racisme ordinaire, via les regards, les commentaires, l’humour, qui nous est raconté. Ce que l’on se permet de dire à l’égard des personnes racisées, les clichés racistes qui circulent et que l’on répète sans se poser la question de leurs origines ni de leurs effets. Bernard, responsable de la programmation dans un centre culturel nous raconte, par exemple, comment le quotidien est parsemé de remarques racistes, avec discriminations afférentes, sans guère de remises en cause. Car, et c’est le propre du racisme dit ordinaire, fruit de dynamiques structurelles, banalisées, non interrogées, il y a celleux qui disent, qui font et puis il y a tous les autres qui ne disent rien, ne font rien et ce faisant participent par leurs approbations tacites à perpétuer les violences. Dans l’entre-soi blanc, on se permet de dire, avec comme représentation implicite, le fait que ce regard porté sur celui/celle construit.e comme « autre » et infériorisé.e est partagé.

« C’est fréquemment… On ne réagit pas forcément, même si cela dérange, des trucs genre “oui, mais bon voilà, il faut savoir que les musulmans, ils ne respectent pas les femmes”, “oui, mais moi j’aimerais bien voir son diplôme et il faudra bien vérifier que c’est un vrai parce que les Arabes, ce sont tous des menteurs”… Tu vois, à l’intérieur d’un centre culturel, des administrateurs qui disent ça, quand même ça veut dire que ça fait partie du langage courant d’entendre ce genre de choses. 

Et les gens, ils ne réagissent pas, ils se disent que ce n’est pas si grave. Or que c’est très grave surtout dans un centre culturel d’avoir des propos pareils. »

(Bernard, responsable de la programmation dans un centre culturel)

Par ailleurs, tout comme pour le sexisme, les images/définitions/appréhensions de soi et du secteur en termes progressistes peuvent faire office de freins, voire empêcher le changement, puisqu’il n’y aurait pas de problèmes. Ces derniers, les interpellations et/ou accusations de racisme et de discrimination, étant décrits comme largement exagérés, voire fantasmés dans un secteur (re)présenté comme largement en avance sur le reste de la société quand il n’est pas pensé comme un « en dehors » qui serait protégé de ces contingences. À y regarder de plus près, les « attaques » puisqu’elles sont perçues comme telles, sont généralement ramenées à soi « oui, mais moi je ne suis pas comme ceci comme cela… », « j’ai tellement donné pour cette école/pour ce théâtre et on m’accuse de… ». Comme le raconte, par exemple, Évelyne, professeure : « Ce qui a été soulevé, c’est-à-dire la présence d’un racisme ordinaire dans l’école, la présence du sexisme, je sais que cela a heurté beaucoup de gens. Beaucoup de gens travaillent dans des disciplines artistiques qui sont censées être humanistes, ouverts d’esprit et donc voilà des gens qui n’ont pas supporté : mon travail, il est en ouverture, etc. Pourquoi on me taxe de raciste ? »

Ainsi, se percevoir non pas comme « raciste » en tant que tel.le, mais comme travaillé.e par le racisme, ce qui nous amène à avoir des représentations, discours et pratiques racistes, parfois même à notre insu, est très différent. Refuser le tout en bloc, c’est d’une part refuser d’appréhender les faits dans leur dimension structurelle, au-delà de soi, et d’autre part, de concevoir le racisme comme le fait d’individus déviants qui appelleraient alors des réponses ponctuelles et individualisées et non collectives en vue d’un changement de paradigme. Pourtant, tout au long des observations et des entretiens, les discours, représentations et pratiques relatives au racisme et au sexisme racontent une même histoire de pouvoir et de privilèges plus ou moins visibles.

Il y a d’un côté ce qui se fait dans l’entre-soi, derrière le dos des femmes, des personnes racisées et d’un autre côté la réaffirmation du « nous », de l’entre-soi, qui prend également des formes plus visibles. Ces comportements participent en réalité de la même dynamique. Par exemple, lorsqu’une personne est en minorité dans son poste, se déploient alors des stigmatisations difficiles à supporter. Ce qui est vécu comme une « intrusion », comme une perturbation de l’entre-soi, et, dès lors, de l’ordre des choses, du monde tel qu’il se devrait de tourner, réveille la machine à stéréotypes, la machine à exclure, à ségréguer, à remettre à sa place et ce faisant à réaffirmer les normes, les dogmes sociétaux qui, s’ils relèvent du non-dit, n’en sont pas moins structurants.

« Ce que je peux observer aussi, c’est… Comme c’est une minorité, s’il y a cinq hommes et une femme au plateau, il n’y a rien à faire, j’ai toujours l’impression qu’il y a des quolibets, des réflexions qui se font. C’est cette espèce de machisme un peu latent, un peu comme du racisme latent, tu vois… Quand t’as un Black parmi l’équipe alors tu peux faire des blagues de Blacks alors que s’il n’est pas là, t’en fais pas, tu vois. C’est la même chose, il y a toujours ce petit truc caché en nous, qui est provoqué par l’apparition d’une minorité. »

(Fabienne, adjointe à la direction, théâtre)

Quelle diversité dans les équipes ?

Dans la majorité des équipes, confrontées au regard extérieur, aux questions qui dérangent, la conscience d’un « entre-soi blanc » est là, mais elle n’amène pas forcément une dynamique en faveur du changement. On sait. Souvent nous est renvoyé le discours de la priorisation d’une question sur une autre. En certains cas, l’enjeu de la diversité ethnoraciale et culturelle est mis en tension avec celui de la classe. Par ailleurs, aller vers celleux qui sont éloigné.e.s de la dite « culture » est généralement l’objectif annoncé plutôt que de réfléchir à la manière dont les enjeux de classe structurent les narrations et les accès, non pas seulement aux coulisses et aux salles, mais également au-devant de scène. La notion de « culture » en soi est rarement discutée sur le fond, quand il s’agit de donner accès à la Culture (sous-entendue universelle, élitiste, légitime…) plutôt qu’aux cultures… 

Ailleurs, l’enjeu de la diversité ethnoraciale et/ou culturelle est mis en tension avec celui du genre, la question LGBTQIA+ étant en outre davantage discutée en termes de présentations et de narrations que les rapports de pouvoir entre hommes et femmes, le nécessaire rééquilibrage, les narrations féministes qui, dans ce milieu progressiste sur les questions d’orientation sexuelle, sont bien plus confrontantes. Enfin, en parallèle du discours de priorisation, contre lequel l’approche intersectionnelle serait d’un grand secours puisqu’elle montre combien les différentes dimensions sont en réalité interreliées et participent d’un même système…, les questions de « diversité » d’emblée braquent, que l’on s’offusque à l’idée d’être raciste (ce qui démontre une méconnaissance profonde des mécaniques du racisme structurel) ou que l’on se sente d’emblée mis en cause, forcé à se taire (avec ressort du discours de la censure imposée par les « racisés », les « décoloniaux » et consorts), à ne plus pouvoir dire et dès lors à perdre sa liberté créative.

Ainsi, que ce soit dans une confusion, sur fond idéologique, entre cadres théoriques – les théories de l’intersectionnalité reposant dans un corpus interdisciplinaire de plusieurs décennies de recherche –, et, discours médiatiques énonçant « l’intersectionnalité » comme une identité sectaire, ou, que ce soit sur base d’une connaissance, pour le moins partielle, de ces théories, la pensée de l’intersectionnalité se refuse largement. Ce refus se matérialise sous différentes formes telles que les mises en tension voire en opposition des luttes où, sous couvert de priorisation, s’énoncent des hiérarchisations. Hiérarchisations dont les théories intersectionnelles ont démontré les biais voire les absurdités. Les rapports de pouvoir au sein d’une société et la manière dont ils prennent place dans les institutions, dans les rapports interpersonnels et dont ils influent les trajectoires étant, selon ce cadre théorique, intrinsèquement reliés. 

Les questions de classe, de rapports sociaux de sexe et de genre, de race, de validisme, d’âge, etc. peinent à être articulées. Les chantiers sont présentés comme trop vastes et parfois comme étant antinomiques, plutôt que dans une perspective conjointe en vue d’une transformation plus radicale des rapports de pouvoir institués. Concrètement, on va soit tenter de s’ouvrir à un public plus large, soit tenter d’être davantage proche de la parité en matière de programmation, soit proposer des spectacles plus engagés sur les questions de racisme, de discriminations, mais rarement prendre la mesure de ce que le contexte et son historicité, tant patriarcale, coloniale que néolibérale, produit en matière de relations humaines.            

Ce refus de la pensée intersectionnelle, cadre qui invite à interroger sans faux semblant à minima les questions de sexisme, de racisme, de classisme, s’inscrit également dans cet imaginaire progressiste de soi qui traverse le secteur dont nous avons déjà parlé. Cet imaginaire, que l’on retrouve également dans les mondes universitaires par exemple, empêche une véritable analyse réflexive. Rien que le fait d’investiguer sur la question des inégalités et des discriminations peut être vécu comme une atteinte à l’idéal de soi et, dès lors, empêcher les discussions critiques constructives d’advenir. La remise en cause de fonctionnements étant d’emblée vécue comme une mise en cause directe des personnes et de leurs engagements.  

Enfin, ce refus peut aussi prendre des formes plus directes, tel que le déni – quand les problématiques d’inégalités, de racisme, de sexisme sont évincées et/ou présentées comme largement exagérées –, ou encore, tel que le refus explicite du changement avec renversement des arguments et détournement des inquiétudes. Cette position se traduit notamment par la plainte d’être, malgré la position de pouvoir et d’autorité occupée, victime du contexte contemporain qui joue, je cite, « contre les hommes, blancs, cis, etc. » La plainte également de ne plus pouvoir être, dire, faire sans être soumis au regard extérieur et à la potentielle désapprobation des « féministes, des racisé.e.s, des intersectionnel.le.s », comme nommé.e.s dans leurs discours. 

Ainsi, dans le milieu, si les questions de « diversité » et d’inégalités sont davantage médiatisées, les discours des personnes en position de pouvoir restent très peu engagés et engageants, tel celui d’Arthur (à la direction technique d’un théâtre) : « Même dans mon histoire de travailleur dans le théâtre, on n’est quand même pas mal de Blancs, pas mal caucasien quoi ! En tout cas, dans le théâtre et je pense que s’il y a d’autres types de races, elles sont minoritaires, qu’elles soient noire, maghrébine, asiatique, on n’est pas mal caucasien, je veux dire. » Ce discours de type naturaliste, à l’intérieur duquel l’envie de mettre des guillemets se fait pressante, est révélateur à différents niveaux. Premièrement, la notion de « race », et il est important de dire qu’elle n’a pas été induite par la question qui portait sur la diversité observée dans les équipes, est ici utilisée dans une appréhension biologique et non dans son acceptation sociale, qui renvoie aux processus de racisation/racialisation. Rappelons que si les « races » n’existent pas, les processus de racisation/racialisation ont néanmoins des effets, comme de permettre dans le milieu du théâtre une approche des corps naturaliste totalement décomplexée qui partout ailleurs serait jugée discriminante. Une petite annonce qui rechercherait un.e secrétaire, enseignant.e, responsable, etc., de type caucasien serait d’emblée épinglée et la firme sanctionnée. Cette description de soi par le phénotype et dès lors également par la « race », pour banalisée qu’elle soit dans le milieu, n’est pas sans soulever de questions. Deuxièmement, les choses sont présentées comme un état de fait, comme une photographie, sans être remises en question.

Du côté des rares personnes racisées qui ont un emploi fixe dans le milieu, le constat est similaire et également intériorisé, quand la présence d’une seule autre personne racisée suffit parfois à donner l’impression d’inclusivité, d’ouverture d’esprit et surtout permet une autre dynamique, des accointances, des complicités, comme le raconte Mike (responsable de la communication dans un théâtre) : « Quand je suis arrivé dans mon lieu de travail, bah oui forcément tu regardes s’il y a d’autres personnes de couleur qui sont là. Donc, pour le coup, moi ça va parce que Léandre est là depuis [silence] quinze ans, dix ans au moins. Donc euh… Donc j’étais assez serein dans le sens où je n’ai pas eu l’impression d’arriver dans un environnement où j’allais être la petite bête, une espèce de curiosité. » Même si le contraste entre les discours, les programmations et cet entre-soi majoritairement blanc parfois questionne : « Après, c’est vrai que je trouve que c’est quand même dommage qu’il y ait ce côté “on est pour l’ouverture d’esprit, on est pour le multiculturalisme” et étrangement, ça ne se traduit pas forcément dans… dans l’équipe après… faut aussi dire ce qui est… le théâtre et la culture au sens large euh… bah c’est quand même des secteurs qui favorisent parfois un peu l’entre-soi » (Mike). S’afficher comme « racisé », c’est aussi craindre d’être enfermé dans des représentations étroites, des stéréotypes, des attentes, c’est craindre tout comme les femmes craignent parfois d’en être réduites à faire « du théâtre de femme », de voir son identité couplée de façon univoque à la couleur de sa peau.

Le fonctionnement en réseau dont nous avons déjà largement parlé joue évidemment sur ces ouvertures, ces fermetures, sur la lenteur des changements quand le cercle est étroit pour ne pas dire fermé et qu’il repose sur un passif largement structuré en défaveur des personnes racisées et des femmes. Mike, pourtant au fait de cette problématique énonce ses propres schémas qui mènent au statu quo, à la reproduction de l’existant : « Dans le milieu de la culture, tout est une question de réseau… absolument tout. Ça va aller du tout petit truc genre moi qui vais chercher un musicien pour une… un pianiste pour une euh… pour l’arrivée des spectateurs, je me dis “qui est bon, qui je connais”. Enfin, par réflexe je vais d’abord voir qui je connais avant de vraiment chercher qui pourrait jouer. Ça a des bons côtés… dans le sens où bah… c’est toujours pratique de travailler avec des gens que tu connais parce qu’au moins tu es sur du résultat entre guillemets, de ce qu’on va te proposer. Donc il y a un petit côté rassurant, on s’est déjà croisés sur le projet ou je le connais à travers un ami, ou de connaissances ou mon conjoint, ma conjointe… C’est pratique et ça nous permet de gagner du temps. »

Enfin, le manque de pluralité dans les équipes a aussi pour effet une non-prise en compte des sensibilités plurielles, qu’elles soient créatives, éthiques ou politiques, tel cet exemple de « blackface » qui nous a été commenté à plusieurs reprises : « L’année passée, ils ont monté une pièce et je crois me souvenir qu’un des comédiens était maquillé en couleur. Et c’était assez pertinent. Je ne sais pas quel était le chemin choisi, pourquoi est-ce qu’ils n’ont pas pris un comédien de couleur, plutôt que de prendre un comédien blanc et de le colorer, mais je pense qu’il y a une idée derrière, parce qu’il y a une chose, qui est ma réflexion personnelle. Je n’ai pas d’a priori, je n’ai pas de préjugés puisque, comme je l’ai dit tout au début, c’est plutôt le caractère des gens auquel je suis sensible et pas à sa couleur de peau, son genre, sa sexualité. J’essaie de répondre à la question, qu’est-ce que j’ai observé, est-ce que ça me pose un problème à moi de me dire qu’un ou une metteuse en scène prend des Blacks pour jouer des rôles de Blancs » (Benjamin, directeur technique, théâtre).

Cet exemple nous permet de mettre en avant toute une série de tensions violentes. Même si nous pouvons laisser ouverte la porte de la méconnaissance ; cette dernière, tout comme le déni, l’indifférence, l’acte manqué s’inscrivent dans des rapports de pouvoir, eux-mêmes fruits d’une histoire. En effet, il importe de rappeler que le colonialisme est un système, un mode de gouvernement économico-politique, qui ne peut être réduit à la colonisation en tant que telle. Il ne s’agit pas simplement d’un mode de gouvernement singulier, d’annexion et d’exploitation de territoires et de personnes, mais d’un système idéologique et économico-politique global qui a participé de l’enrichissement de l’Occident et de la construction des idéologies suprématistes, que ce soit en termes racial, culturel, religieux ou civilisationnel. Ce système a donc eu des incidences en termes social, culturel, économique, politique, identitaire, non seulement au sein des pays colonisés, mais également au sein des pays colonisateurs. Les traces structurelles, aujourd’hui, encore bien vivaces de cette histoire sont nommées « colonialité ». Ce système repose sur des logiques classificatoires en termes, notamment, de classe, bien entendu, de « races » et de genre. De cette histoire singulière, alliant domination économique et déshumanisation, découlent des sociétés et des institutions marquées par la question raciale d’un point de vue matériel, comme d’un point de vue symbolique.

Quant à cet exemple singulier, prenons tout d’abord le temps de revenir sur la définition du « blackface » afin de bien mesurer le caractère raciste de cette pratique née aux États-Unis dans les années 1800 et qui « consistait à se peindre le visage et le corps en noir à l’aide de charbon ou de cirage à chaussures et à parodier les Afro-Américains dans divers numéros de musique, danse et autres performances ». Elle visait à présenter les personnes noires comme des êtres « inférieurs, inaptes à la civilisation et satisfaits de l’esclavage ». « On les infantilisait en les présentant comme stupides et inarticulés, le tout dans une optique de déshumanisation. » Cela nous permet de mieux saisir l’historique dans lequel ces pratiques s’inscrivent et la façon dont nos imaginaires sont travaillés par le passé, que nous en ayons conscience ou non, la façon également dont nos imaginaires sont travaillés par nos connaissances et méconnaissances de l’histoire, et en ce cas précis, des enjeux raciaux au sein même de l’historique des pratiques théâtrales.

Dans le commentaire de Benjamin, outre la banalisation du blackface qui n’est donc pas reconnu comme tel en tant que pratique raciste, interpelle également l’équivalence proposée entre le « grimage » d’un acteur blanc et un rôle « pour les Blancs » qui serait joué par un Noir. Comme si ces deux pratiques étaient sur un pied d’égalité. Ce qui par ailleurs donne à voir le fait que la tension entre nature et culture, entre corps biologique et personnage ne s’applique pas à toutes et tous de la même manière. Comme si les rôles devaient d’emblée aujourd’hui encore être pensés en termes de « corps », de « phénotypes ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit puisque de nombreux et nombreuses comédien.ne.s racisé.e.s ont été socialisé.e.s dans la culture occidentale, belge, française…, iels en détiennent les codes et les nationalités. Les histoires singulières qu’iels portent ne les empêchent aucunement d’entrer dans les textes proposés, qu’iels connaissent, et de les interpréter.

Inégalités, créativités et universalités en tension

Les visions dominantes de l’art et de la culture, ainsi que des possibles, se déclinent au singulier, comme s’ils n’étaient pas travaillées par les contextes patriarcaux, néolibéraux, coloniaux… ; comme si ce qui est nommé « art » existait en dehors des rapports sociaux de classe, de sexe, d’âge, de « race », des processus de socialisation et des cultures, cette fois, dans la conception anthropologique du terme. Ces visions reposent également, dans le même mouvement, sur des discours de type individualiste (chacun fait ce qu’iel veut, comme si l’égalité des chances, des auditions, des subsides, des réseaux n’avait pas lieu d’être questionnée), avec pour principal paradoxe, le fait que la demande de pluralité est interprétée comme étant celle de l’imposition d’une pensée unique avec mobilisation pour ressort défensif du discours de la censure.

La question de la « diversité », pour employer le mot d’usage derrière lequel se cache l’enjeu des inégalités, apparaît comme une préoccupation mineure dans la majorité des lieux (en reflet de leur composition sociologique). D’une part, et nous y reviendrons dans le point suivant, la réflexion sur les quotas et les enjeux de parité en matière de rapports sociaux de sexe, est difficile quand elle n’est pas rejetée ou ignorée, et, par ailleurs elle inclut rarement la dimension ethnoraciale. Comme le note Éléonore Lépinard, à propos du monde politique, les enjeux paritaires peuvent jouer contre des politiques qui se voudraient « intersectionnelles ». La priorisation et le découplage des combats reposent sur des appréhensions cloisonnées, échelonnées, voire hiérarchisées, des discriminations vécues, plutôt que sur le paradigme de la « matrice des dominations », d’un côté, et de la « pluralité » que recouvrent les catégories « « homme » et « femme », de l’autre. Les revendications en matière de parité (hommes-femmes) sont rarement pensées en parallèle et/ou articulées aux enjeux et aux politiques de « discrimination positive », voire en certains contextes, anglo-saxons notamment, de « quotas ethniques » ; ce qui, à terme, peut provoquer des dynamiques de concurrence entre les luttes. Le maintien des fonctionnements (et des dysfonctionnements) actuels se trouve justifié par cet échelonnage des priorités et ces rivalités, pourtant créées de toutes pièces par le refus d’une approche inclusive.

D’autre part, parler de « diversité », vocabulaire de l’euphémisme, plutôt que d’inégalités et de souci de restauration de formes d’équité et de justice permet que le débat soit dévié, réorienté, travesti, détourné, puisque ce dont il s’agi n’est pas clairement établi et encore moins d’emblée inscrit dans des questions sociétales et institutionnelles. Ainsi, diversité artistique et diversité sociologique sont souvent mises en opposition comme si, d’une part, elles reflétaient des enjeux d’égale importance ; d’autre part, comme si elles existaient indépendamment l’une de l’autre. Ce directeur d’institution par exemple nous dit : « Lorsque je choisis mes artistes en résidence, ce qui prime, c’est une diversité des formes, de l’art, de l’esthétique ou encore des pratiques. La diversité des genres est un concept pour moi moins primordial. » Ces conceptions sont mises en concurrence. Les enjeux sont présentés comme identiques, pluralité des formes et inégalités de genre sont ici mises en opposition, avec souvent peu de conscience des intrications entre les sphères tant il est clair que nos représentations et nos comportements, et dès lors les choix que nous posons, sont le fruit de nos socialisations et des places que nous occupons dans la société. 

André, directeur de théâtre, explique de son côté que ses critères de sélection sont le fruit de sa connaissance du secteur. Il choisit les artistes avec qui il veut travailler, qui sont disponibles et qui sont, pour lui, les plus intéressants. Lui aussi se dit davantage intéressé par la « diversité des pratiques, des formes et de l’esthétique » que par la « diversité du genre et des origines ». Comme la majorité des directeurs, metteurs en scène, acteurs en position de pouvoir rencontrés, sans que cela ne soit explicitement dit, sa subjectivité est donc assumée, ce qu’elle permet est valorisé sans que ne soit questionné en vis-à-vis ce qu’elle vient potentiellement empêcher. Avec parfois l’expression d’un malaise, beaucoup d’hésitations dans ses réponses, visiblement ennuyé par nos questions, André énonce ne pas mettre « l’accent sur la diversité de genre ». Il nous dit ne pas vouloir faire cet effort : « Le KVS le fait, c’est le théâtre royal flamand, eux, ils ont une politique volontaire en la matière. » Ce type d’engagement ne l’intéresse pas, il veut rester libre et maître de ses choix. Il n’est donc pas question dans son discours, de rapports de force, de discriminations, mais d’esthétiques. Mais cet enjeu esthétique est totalement délié du politique (c’est-à-dire des relations sociales et des rapports de pouvoir), comme si la pluralité des narrations n’avait pas à voir avec la pluralité des profils… et que le genre, la classe, les origines culturelles, etc., n’étaient pas aussi au cœur des formes produites, mais également de celles soutenues, visibles, reconnues, valorisées…

Bérénice Hamidi Kim, en discussion avec Mohamed El Khatib et Marine Bachelot-Nguyen, met également en avant les appréhensions euphémisées et dépolitisées que permet la notion de diversité : « Dire diversité, c’est donc euphémiser la cause (le racisme), mais c’est aussi euphémiser la conséquence, car la diversité est simplement promue, là où les discriminations étaient interdites. On est ainsi passé de l’obligation politique et juridique à la bonne volonté. » La notion a aussi pour effet de potentiellement « reproduire une séparation inique entre une majorité incolore et jouissant du privilège de la “transparence sociale” et des minorités, autres et diverses ». Car, en effet nous l’avons vu, les « divers » ce sont les autres. La notion a rarement pour ambition de repenser les récits dominants en phase avec la pluralité sociologique des populations, en vue d’approches pluriversalistes quand en effet, « l’usage le plus problématique de la diversité est peut-être celui qui divise l’humanité en deux catégories de sujets : ceux qui appartiennent d’emblée à l’universel et ceux qui sont cantonnés à la diversité ».

Pourtant, poursuit-elle, « l’universel gagnerait à s’enrichir de tous ces récits divers, les incorporer est même la condition de l’actualisation de son potentiel d’universel. Cela implique de s’ouvrir à d’autres manières de raconter et de dire. Et cette diversité culturelle là, et plus précisément même cette diversité esthétique, peine, elle aussi, à avoir droit de cité à égalité avec les normes esthétiques majoritaires ». Il y a là un enjeu majeur pour sortir de l’oubli des pans entiers de nos histoires. « Les artistes à la démarche décoloniale travaillent précisément à décentrer, déstabiliser et déborder cet universalisme faussement neutre et objectif. Et œuvrent à enrichir un authentique universel, qui serait la somme de tous les particularismes, la polyphonie de tous les récits, le croisement de voix et de corps multiples, la somme infinie des subjectivités et des points de vue, l’émergence des récits manquants et des cultures minorées. »

N’est-ce pas déjà des processus de rétrécissement des imaginaires desquels nous sommes pris, avec moult récits manquants, avec des voix, des corps, des mémoires, des histoires fantômes, parce que tues, étouffées avant que de pouvoir naître ? Avec Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang, c’est bien la question de ce que recouvre cet universalisme que nous sommes amenés à penser. De quoi l’universalisme brandi comme un étendard est-il le nom ? De quoi, de qui devrait-on le protéger ? N’est-il pas là, vocabulaire d’arrière-garde, pour faire barrage au changement et, ce faisant, réaffirmer, comme l’énonce Réjane Sénac, la non-légitimité de ceux et celles qu’elle nomme les « non-frères ». Se cacher derrière l’universalisme mais aussi la notion molle, consensuelle, dépolitisées de « diversité » permet de ne pas soulever les questions de fonds, de ne pas traiter les inégalités bien réelles et les rapports de pouvoir.

Pour Réjane Sénac, la tension est forte entre « mythe de l’égalité » et égalité. Mythologie, nous dit-elle, qui est une manière de déshistoriciser et de dépolitiser les enjeux qui en deviennent inquestionnables et, de la sorte, participent à perpétuer les oppressions et les exclusions. Les silences, ne pas dire, ne pas interroger, et les mises en silence, faire taire, entretiennent le mythe d’une égalité supposée, qui se veut aussi color et gender blind, et nous évite dès lors de poser la question de l’égalité en soi. Le changement ne sera possible qu’à la condition de briser ce mythe, d’ouvrir les yeux au palpable des inégalités. La notion d’universel est souvent le fruit d’un jeu de langage, d’une abstraction du réel. Notion désencastrée qu’il s’agit de réancrer dans le concret des réalités plurielles et de saisir dans ses contractions. Dans les marges du mythe, dans les creux des discours, par la confrontation au sort qui est fait aux « non-frères », se donnent à comprendre les paradoxes, les impasses, les hypocrisies, les voies sans issue desquels nous sommes pris.

« Non-frères », par ailleurs soupçonnés, accusés de communautarisme, leurs récits considérés comme trop particuliers que pour concerner le reste de leurs semblables, en ce qu’iels sont partie prenante d’une commune humanité. L’ouvrage de Carole Talon-Hugon, par exemple, résume cette pensée de façon exemplaire. Pour l’autrice, l’art prétendu, « universel » existerait en dehors de celui, de celle qui le produit. Il serait donc aveugle tant aux différences qu’aux contingences, que ces dernières concernent les hiérarchies et fractures sociales qui permettent aux artistes et aux œuvres d’émerger et d’être reconnus, ou qu’elles aient à voir avec les mœurs et comportements, fustigeant les critiques qui portent, dit-elle, « sur l’auteur en tant qu’individu ayant eu, indépendamment de la réalisation de son œuvre, une conduite immorale et, par capillarité sur les œuvres dont il est l’auteur, et ce quelle que soit la neutralité axiologie que ce dernier ». Ainsi, derrière la pensée universaliste subsiste un autre mythe, celui de la possibilité de neutralité, comme si les positions occupées dans la société et les contextes pouvaient, d’une manière ou d’une autre, être gommés.

L’autrice réduit d’emblée les arts et artistes engagés à des porte-paroles d’enjeux identitaires et communautaires porteurs de discours de moralisation, ce qui lui permet de ne pas interroger leur portée politique. Elle compare ces artistes qu’elle définit comme engagés et communautaristes aux enjeux d’éducation morale portés par les artistes d’autres époques, en ces termes « la rue faisait partie d’un programme moral général ; sa cause était celle de l’humanité tout entière ». Or, poursuit-elle, à propos des artistes contemporains qu’elle situe dans ce même registre moralisateur, « dans bien des cas, c’est moins la cause de l’humanité dans son ensemble que les causes particulières de groupes humains spécifiques que se donnent aujourd’hui pour tâche de défendre offensivement un certain nombre d’œuvres, et défensivement un certain nombre de critiques : celles de communautés liées par un genre, une orientation sexuelle, une origine ethnique ou une condition socio-politique ».

Pour elle, bon nombre de combats de l’art, qu’elle nomme « sociétal », ne visent pas « l’humanité commune ». Du fait de concerner « des groupes d’individus réunis en communauté par leur genre, leur couleur de peau, leur appartenance sexuelle, ou leurs conditions socio-politiques », iels ne peuvent parler au nom de l’humanité. Pour elleux, poursuit-elle, « la conscience identitaire tend à remplacer la conscience politique et la vision d’un bien et d’un destin commun ». Le politique en étant réduit dans son ouvrage aux questions de classes sociales et partiellement aux questions écologiques qui, cependant, explique-t-elle, perdent de leur universalité quand elles se couplent à d’autres causes…

Ainsi, elle démontre ce que Réjane Sénac nous expose avec limpidité de la constitution des « non-frères », relégués au-dehors, incapables de parler au nom de la communauté des humains, incapables de parler au nom de la « communauté nationale imaginée ». « Les “non-frères” sont ainsi identifié.e.s comme appartenant à des groupes définis par des différences ayant des implications politiques et sociales significatives. Leur reconnaissance comme individu est seconde par rapport à l’injonction à être membre d’un groupe singularisant ». Iels se voient dès lors « assigné.e.s à une fraternité d’entre-soi, liée à des apparences ou des appartenances non choisies, en particulier celles liées au sexe ou à la couleur de peau. La fraternité des “non-frères” est ainsi avant tout associée à une communauté d’histoire (ou plutôt de déni d’histoire), d’intérêts, voire de destin, entre dominé.e.s, et non à la capacité éminemment politique de participer en tant qu’individu, singulier et semblable, à l’aventure humaine ». Ainsi, dans un cercle particulièrement vicieux, iels sont pensé.e.s, considéré.e.s en dehors du commun, avec l’impossibilité de le rejoindre, leurs œuvres étant toujours appréhendées par le prisme de la différence supposée. Pourtant, comme le dit Nancy Fraser, à propos des femmes, mais cela vaut pour l’ensemble des personnes minorisées, « elles ne sont certainement pas plus particularistes que les normes et significations sexistes et androcentriques qu’elles cherchent à remplacer ».

La question de la diversité en tension avec celle de la liberté

La question de la « diversité » est d’emblée mise en lien avec un deuxième point de tension principal : celui de la liberté artistique, parfois énoncée, notamment par les personnes réfractaires à l’idée d’un changement dans les pratiques, comme une sorte d’absolu qui existerait en dehors des rapports de forces et des dimensions structurelles qui font la société. Se pose évidemment la question de la signification de cette notion de « liberté », ici présentée comme menacée.

Dans le secteur, la majorité des acteur.trice.s sont « libres », dans le sens de n’avoir souvent pas ou peu de comptes à rendre sur ce qui est enseigné, sur ce qui est programmé, etc. ; à condition d’en avoir les moyens et d’occuper les bonnes places. Ce qui en soi permet la créativité (et surtout des formes d’indépendance vis-à-vis des administrations et du monde politique), mais peut aussi être en faveur de mécanismes conscients et/ou inconscients de reproduction sociale des inégalités et des rapports de pouvoir institués. Comme l’énonce Reine Prat, « les arts, en ce qu’ils sont arts de la représentation, contribuent à la perpétuation » du système en place. « La norme, dit-elle, est masculine, blanche, bien portante, souvent hétérosexuelle, certainement pas pauvre, etc. Tout le reste est spécifique, simple dérivé de l’unité de base. »

Cette « liberté » revendiquée, dans les écoles, nous a parfois été présentée comme source d’abus quand l’absence de projet pédagogique clair (et dès lors de critères, mais aussi de référents, de tiers), si elle offre potentiellement une certaine richesse, peut aussi être le lit de violences. Les étudiant.e.s notent que l’absence de « projet pédagogique concret », cette liberté (pas de commission de programme, pas d’aval nécessaire et pas de formation obligatoire puisque ce sont des artistes qui sont engagés et non des pédagogues), ouvre la porte à certains abus dans les enseignements : « Donc en gros, on s’adapte au fait qu’il n’y ait pas vraiment de projet pédagogique. C’est ça la pédagogie. Mais c’est aussi un truc qui permet énormément d’abus. Notamment dans les oppressions systémiques, enfin liées au sexisme, etc. Pour moi, c’était surtout ce flou dans la pédagogie qui permet à des profs de ne pas du tout être pédagogiques. Parfois même, c’est un peu… Je ne sais pas si, vous avez vu ça dans une autre école ou quoi, mais… C’est ce qu’on dit souvent dans l’apprentissage du théâtre en tout cas, mais parfois l’apprentissage par humiliation ou… » (Barbara, étudiante).

C’est évidemment une question très sensible qui soulève la nécessité de prendre acte du fait que la « liberté » est en réalité une notion située, inégalement accessible, et dès lors subjective. Liberté créatrice et artistique, mais aussi liberté pédagogique, sont fondamentales. La solution ne réside probablement pas dans des programmes de cours identiques, par exemple, ou des sujets imposés, mais dans des processus qui tiendraient compte du fait que la « liberté » est subjective. Et que cette subjectivité est à la fois individuelle (une trajectoire singulière) et sociale (des contextes historiques et sociopolitiques). Cela soulève les interrogations suivantes : quels processus réflexifs et d’auto-analyse, quels garde-fous, quels lieux/instances collectifs de réflexion sur les contenus, mais aussi quels lieux éventuels de recours sont actuellement existants ? Comment penser les manques ? Comment accompagner la création de ces espaces nécessaires ?

Cette « liberté », en réalité subjective, s’inscrit, entre autres, dans une histoire patriarcale et coloniale, de la société en général et du secteur des arts de la scène en particulier, qui doit aujourd’hui être questionnée. La liberté qui nous est ici énoncée en termes à la fois de choix individuel non contingent et de posture universaliste est en réalité le reflet des parcours, des socialisations, des positions, des connaissances, des valeurs, des normes, des rapports sociaux de pouvoir. Nos imaginaires sont travaillés par les contextes. Comme le note Marine Bachelot Nguyen, « l’aliénation passe aussi par les représentations et l’imaginaire que l’on a de soi-même comme des autres catégories opprimées ou minorisées : l’imaginaire dominant (occidental et structurellement raciste, masculin et structurellement sexiste, bourgeois, colonial, hétéronormé, validiste, etc.) est aussi le creuset où se forment les consciences des racisé.e.s, où s’élaborent nos visions, nos projections, nos désirs ». Réflexion qui vaut bien entendu pour l’ensemble des groupes de population minorisés. Cette liberté énoncée, revendiquée, qui oriente les programmations et les logiques de création, est inscrite dans des représentations singulières et des réseaux d’entre-soi eux-mêmes situés. Si la volonté de changement était réelle, tous ces éléments pourraient/devraient (?) être mis au travail afin d’allier liberté et pluralité, liberté et équité, afin d’allier liberté et diversité sous toutes ses formes.

A contrario, la notion de liberté est aussi, parfois, une rhétorique derrière laquelle des acteur.trice.s se protègent, forme de résistance au changement. Il importe donc de bien comprendre de quoi ce discours est le reflet. Quels sont ses implicites ? Que cache-t-il ? Que révèle-t-il ? Prendre conscience de ses propres positions, des implicites sociaux, des normes incorporées est quelque chose de difficile qui se doit d’être stimulé et accompagné. La peur de l’effacement, de l’oubli, de « l’annulation » nous a été amenée à de nombreuses reprises. Contrairement aux élèves, les professeur.e.s ne veulent pas tout changer dans leurs enseignements, nous explique par exemple cet enseignant, afin de ne pas, notamment, oublier les grands chefs-d’œuvre du passé : 

« Je suis totalement pour les mouvements qui dénoncent, qui changent les choses dans le monde de l’art, mais voilà, je ne souhaite pas détruire le passé. Nous ne pouvons pas détruire ce qui a été fait, nous ne pouvons pas faire table rase. On a le droit de voir les choses et de dire les choses telles qu’elles sont, mais nous ne pouvons pas les détruire. Si on les détruit, comme le veulent les extrémistes, on ne vaut pas mieux que ceux qui font exploser des Bouddhas millénaires, on ne vaut pas mieux que des talibans. »

(Luc, professeur) 

Si la comparaison est rude, elle reflète surtout une méconnaissance profonde des enjeux et des demandes des groupes de lutte et des nouvelles générations. La pensée inclusive, du « ET », tout comme l’écriture inclusive fait peur et se cherche, avec un discours d’impossible choix, alors qu’en réalité il n’est pas demandé de choisir entre des possibilités fermées, finies, antinomiques, mais d’ouvrir les possibles. Par ailleurs, comme le développe Laura Murat dans son ouvrage Qui annule quoi ?, poser la question du sens de la « monumentalité », de la « sacralité » des œuvres passées permettrait aussi de saisir ce à quoi on s’accroche, ce qui semble si important à conserver, sans y toucher, sans débattre, ce qui semble si important à transmettre, à enseigner de cette mémoire, notamment par exemple, quand elle glorifie l’esclavagisme, la culture du viol, la domesticité des femmes…

A nouveau, les rapports de pouvoir sont évincés et c’est ce refus d’une analyse systémique qui invite au statu quo, qui paralyse, qui cristallise, dressant les uns, surtout les unes, contre les autres. On préfère brandir la menace « woke » sans vraiment savoir de quoi il en retourne, on alerte sur la dite « culture de l’annulation », rattrapé.e.s par l’air du temps, du bon vieux temps que l’on voudrait inchangé, tant qu’il est à l’avantage de ceux et celles, surtout ceux, qui détiennent autorité, pouvoir de décision, capacité d’adouber ou d’écarter. Cette accusation permet de passer à côté de la question des inégalités, de disqualifier les luttes, notamment progressistes, de diaboliser les minorisés. En mobilisant le registre nostalgique, elle clive, disqualifie les uns et renforce les peurs des autres, elle empêche le dialogue dans une société plurielle au sein de laquelle les groupes minorisés refusent aujourd’hui de se taire et, dès lors, dans une société, malgré les dénis, les réticences, les tensions, en nécessité de se réinventer.

Et puis, qui sont les détenteu.trice.s de cette liberté sacralisée ? Quand les un.e.s usent de leur liberté d’expression contre des œuvres et/ou des artistes qui leur apparaissent comme sexistes, racistes, est brandie la menace d’une société de la censure. Leurs expressions, que l’on voudrait faire taire, venant entraver la liberté de créer. Cette liberté supplanterait donc toutes les autres, sans par ailleurs que son inégale distribution ne soit interrogée. Car aujourd’hui qui est libre de créer ? Comme le dit Françoise Vergès, en parallèle de cette liberté de création revendiquée, d’une part, quelles actions en faveur d’un réel « droit à l’égalité » et, d’autre part, au-delà de la liberté et des logiques individualistes, quelles actions en vue d’une « libération de l’énergie créatrice dans la société » qui aurait les moyens de ses ambitions.

Pour terminer ce point, posons, avec Reine Prat, quelques questions essentielles : « Pourquoi créer un lien, premier exclusif, entre création artistique et liberté ? Comment concilier liberté et encadrement, principe de toute politique publique ? L’autonomie de l’œuvre n’est-elle pas en soi une fiction ? » « Sans doute est-il plus facile, nous dit-elle, dans les faits, de garantir la liberté que l’égalité ou est-ce simplement plus souhaitable pour ceux qui en décident ? L’œuvre, poursuit-elle, n’existe pas ex nihilo, elle n’est pas le produit du seul talent qui aurait été accordé à tel ou tel comme un don du ciel. » Elle n’existe pas en dehors des contextes et des contingences, mais résulte d’un « accompagnement social, économique, médiatique, affectif, autant de privilèges accordés à quelques-uns ». « La liberté de création apparaît dès lors comme un privilège », car de fait, ne sont libres de créer que « celles et ceux qui ont accès aux moyens de produire et de diffuser leurs œuvres ». Penser l’art en dehors du politique est une position idéologique, au mieux utopiste, en tous les cas, factice, puisqu’elle repose sur le présupposé que art et politique sont actuellement disjoints. Pourtant, les choix posés sont du ressort du politique, inscrits dans des rapports de pouvoir, mais également de la politique, par le biais des politiques publiques, en termes d’orientations, de subsides, de reconnaissance des instances…

  1. Logiques paritaires et quotas

Les questions relatives aux enjeux de parité et de quotas, que ce soit en termes de genre ou ethnoraciaux, sont sensibles, complexes et, auprès de nos interlocuteur.trice.s, sont loin de donner lieu à des discours et des positions unanimes. Il y a les « pour », les « contre » et, pour la majorité, les « oui, mais », avec mises en exergue de craintes et de tensions. Les principaux mots clefs relatifs à ce débat sont censure, liberté, qualité, illégitimité et discrédit…

Ainsi, la crainte énoncée dans le point précédent relative à la perte de liberté est fortement associée à l’idée d’une parité imposée par le biais de quotas : « Imposer un quota, en fait, c’est de la censure, car ça impose à l’artiste quelque chose qu’il n’a pas pensé et que…, c’est un peu pour être à la mode des sujets dont on parle. Donc ça me pose beaucoup de questions ce truc de quota… et de parité aussi », nous dit Franck, directeur de théâtre. C’est donc la liberté créatrice des uns qui est mise en tension avec la liberté d’être des autres, femmes, personnes racisées, car avant même de pouvoir créer, il faut que les conditions d’existence dans le milieu permettent de se déployer. Par ailleurs, cela laisse également supposer un choix restrictif, des possibilités fermées, alors que l’on connaît le grand nombre d’artistes femmes, compétentes, au travail sérieux et abouti, avec qui il serait possible de travailler, mais également d’artistes racisés qui, bien que moins nombreux dans la profession au vu des épreuves biographiques traversant les parcours, sont pourtant largement évincés des scènes et des espaces de production et de diffusion artistique au sens large.

La pluralité des spectacles et des profils ouvre les possibles, les imaginaires et dès lors les créativités plutôt que de les restreindre. Nulle ne prône des quotas sur chaque spectacle, c’est d’un rééquilibrage global qu’il s’agit. Comme le note Réjane Sénac, cette « nécessité de mettre en place des mesures contraignantes qualifiées de discrimination positive », portée en Belgique par divers collectifs de lutte, s’énonce comme une exigence « face à la persistance de la sous-représentation des femmes – et des personnes racisées – dans les instances de pouvoir ». Dans ce contexte, « le recours à des contraintes légales y est pensé comme une stratégie d’action adaptée à la déconstruction des processus de discrimination et d’exclusion au cœur des codes politiques. Les quotas légaux sont ainsi conceptualisés non pas comme des mesures préférentielles, mais comme des mesures correctrices et transformatrices visant à défaire des barrières structurelles incompatibles avec le principe d’égalité ».

Dans l’extrait ci-avant, assez représentatif des arguments entendus, Franck compare également la question des quotas à celle de la censure. Censurer, c’est empêcher, interdire, faire taire, voire détruire ; ressort idéologique et pratique qui n’a rien, strictement rien, à voir avec l’idée d’un rééquilibrage face à des inégalités avérées ni même avec la question d’une représentation plus juste (dans le double sens de justice et de justesse) de la société dans les narrations soutenues et les corps (biologiques et sociaux) en scène. Argument pourtant brandi haut et fort à l’encontre de tout dispositif de changement. Comme le dit Reine Prat, il y a là une rhétorique pour le moins inquiétante qui, sur base de raccourcis douteux, a vocation de tenir les « non-frères » au silence et de perpétuer le statu quo. « Je ne crois pas, dit-elle, qu’on puisse légitimement utiliser le même terme pour désigner la censure d’État, mesure d’interdiction prise par les pouvoirs publics pour juguler les oppositions, faire régner l’ordre, etc. ; les attaques d’initiative privée, individuelle ou collective, visant à imposer à l’ensemble de la société un « ordre moral », revendiqué comme universel, et les actions menées par des personnes en révolte, qui parlent en leur propre nom et tentent de se faire entendre et de faire valoir leurs droits, dans un monde qui les leur dénie, un monde qui les exclut, un monde qui, de fait, les censure. Il y a là un amalgame que je crois dangereux, car il construit en ennemis de la liberté celles et ceux qui luttent pour leur liberté. »

Parmi les peurs exprimées, celle de se retrouver à travailler avec des gens moins motivés, choisis parce que « femmes », et ce discours est loin d’être unilatéralement genré. Camille, directrice d’un petit théâtre nous dit : « Je ne voudrais pas avoir à me dire, j’ai adoré, mais il me faut un spectacle avec des femmes parce que je dois. » La crainte aussi d’une perte de qualité s’énonce, avec des questions du type : « Choisir une personne sur base de son genre plutôt que sur base de son talent : est-ce vraiment plus égalitaire ? » Ainsi, la question du passage d’un rapport de domination à un autre est fréquemment soulevée, ce qui suppose de ne pas avoir saisi les dimensions structurelles des rapports de domination déjà en cours, d’une part, et de ne pas s’intéresser sur le fond à ce que les mouvements de revendications proposent, d’autre part. Les rapports de force et de pouvoir existent, ils structurent les représentations, les discours et les pratiques. Opposer talent et parité, qualité et parité, motivation et parité, c’est passer à côté des véritables enjeux. Pour les collectifs actuels de revendications et de luttes, pour les personnes actrices de changement rencontrées dans le cadre de notre recherche, il ne s’agit pas de renverser les rapports de force, que ce soient en termes genrés ou ethnoraciaux, mais de viser une transformation structurelle du secteur, voire de la société, en faveur de l’équilibre, de l’équité mais aussi de la créativité.

« J’entends bien l’histoire de la parité, mais moi je suis plutôt partisan pour la qualité. Je me souviens quand j’étais beaucoup plus jeune, j’ai fréquenté des groupes anarchistes. Et c’est un truc qui m’a mis la puce à l’oreille, imaginez une usine où il n’y a que des Noirs qui travaillent et les Noirs demandent à avoir un patron noir, pour pouvoir être à l’image, ce qu’on oublie c’est que, qu’il soit ou Blanc ou Noir, ça restera un patron. Et ici, pour moi je ne compare pas, mais… La lutte je la comprends bien, mais le fait de pousser de vouloir mettre une femme à tout prix, c’est quelque chose qui pour moi a un peu moins de sens. Cependant, qu’on mette sur un pied d’égalité les postulants et postulantes, c’est clair. 

Et malheureusement, j’ai l’impression que souvent les hommes ont gagné, 

mais ça à quoi c’est lié ? Le patriarcat il est là, c’est clair depuis quelques siècles. »

(Charles, directeur technique, théâtre)

Comme celui de Charles, de nombreux discours ne sont par ailleurs pas à une contradiction près. Le constat est là, sans appel, les chiffres sont venus le dire, il est donc difficile de faire comme si le problème pouvait être ignoré, mais la volonté de changement, elle, est plus ténue, avec parfois cet imaginaire que les choses vont se faire d’elles-mêmes. Les exemples dans d’autres sphères (le monde politique, celui des entreprises…), dans d’autres pays, les rétrospectives historiques sont pourtant là pour nous démonter le contraire.

Les quotas, davantage associés aux questions dites de diversité, et les logiques de parité sont aussi parfois présentés comme des « modes ». Pour celleux en faveur, c’est la peur de l’absence de pérennisation des changements en cours (en lien avec les volontés et les soutiens politiques et institutionnels) qui est première. Leurs souhaits s’inscrivent dans une perspective révolutionnaire et non de saupoudrages réformistes. Comme le dit Mohamed, comédien racisé : « Il y a une grande différence entre montrer la diversité à la United Colors of Benetton, ce qui est plutôt à la mode, et penser la diversité en termes d’équité dans les équipes à tous niveaux, production, communication, décision, subsides, technique, artistique… » Et là, rejaillissent les frilosités. Tandis que pour celleux en défaveur, la rhétorique, le registre du langage, de la « mode », permet à nouveau de taire les rapports de force, les déséquilibres et exprime en arrière-scène la crainte de perte des privilèges.

« On entre dans une époque où moi blond aux yeux bleus, ce qu’on recherche, c’est plus des Africains et des Maghrébins. En dehors du CAS par exemple, on recherche un comédien européen sur dix. On n’est pas le sujet à la mode, donc on est vénères.

Mon ami Ali, il croule sous les demandes et c’est lui-même qu’il le dit.

Il me dit que c’est de la discrimination positive parce que, bien qu’ils soient plus engagés, ils le sont pour les mêmes rôles comme les immigrés, les jeunes de rues, etc. »

(Nathan, jeune comédien)

Évidemment, les chiffres énoncés par Nathan ne rencontrent pas la réalité du métier, mais ils nous disent son imaginaire, ses peurs d’être mis de côté, son sentiment d’injustice, sa colère. Son propos nous permet surtout de saisir le poids des discours actuels en faveur et en défaveur des rééquilibrages qui, prenant de la place sur les scènes médiatiques et dans les réseaux sociaux travaillent les imaginaires, faussent les représentations, activent les peurs ainsi que le décalage entre ces discours, les sentiments qu’ils provoquent et la réalité. Alimenter les peurs face aux changements qui ne seraient pourtant que justice, c’est faire entrave à cette dynamique en cours, c’est participer de façon plus ou moins subtile au statu quo. Par contre, comme l’énonce Nathan, ce qui est démontré par les études tant quantitatives et que qualitatives, c’est en effet que les jeunes comédiens comme « Ali », peu nombreux, ont donc des possibilités de travail plus ciblées, tout en étant coincés dans certains rôles types.

En outre, un des éléments souvent mis en exergue, tant par les hommes que par les femmes, en particulier pour l’occupation des postes à responsabilités, est que les quotas amèneraient un discrédit des femmes engagées. Julie, directrice de centre culturel, parle de « discréditée postulante ». Pour elle, « le fait que ce soit une question actuelle et qu’il y a récemment des changements de direction en faveur des femmes les discrédite ». Elle poursuit : « On voit de plus en plus de femmes accéder à des postes de direction, mais on se demande si elles y accèdent seulement parce qu’elles sont des femmes », avec la crainte que cela rejaillisse sur sa propre réputation, sur le crédit qui lui est accordé.

Hortense, assistante de direction et de programmation dans un théâtre, nous explique à son tour que donner accès aux femmes à des postes à responsabilités grâce aux quotas ne changera pas vraiment les choses parce qu’elles devront sans arrêt faire leurs preuves. De plus, pour elle, cela pourrait impacter la légitimité de celleux (si on inclut la question ethnoraciale) qui auraient eu accès à un poste grâce à des logiques de discriminations positives :

« Donc, pour moi, il ne faudrait pas choisir les gens parce qu’il faut que tu tombes dans un quota, tu vois. Je me demande du coup si ça ne dessert pas la cause des femmes d’une certaine manière. Parce qu’après, tu peux avoir des personnes qui se disent “Ah, mais de toute façon, ces femmes elles ont eu accès à ces postes parce qu’il faut un quota de femmes”, tu vois. Et du coup bah t’as des gens qui ne te prennent pas au sérieux. Ce genre d’action pourrait avoir un effet néfaste parce que tu veux ouvrir les mentalités, tu veux donner un accès plus grand, mais finalement t’as des gens qui restent toujours dans cette pensée débile de se dire “Ah bah si on fait des quotas, c’est pour ça qu’ils sont arrivés là, ce n’est pas parce qu’ils le méritent ou parce qu’ils sont intelligents”. Donc le quota pour ça, oui, c’est intéressant pour donner accès enfin aux femmes à des postes plus importants, des subventions plus importantes… Mais je ne pense pas que ce biais-là changera les mentalités et fera que les hommes engageront plus des femmes… Je me pose un peu la question si ça ne va pas faire l’effet inversé justement. Les femmes qui sont en position, dans des postes clefs, qui auront peut-être plus besoin encore de faire leurs preuves alors qu’elles ont déjà à faire leurs preuves plus que les hommes ! 

Il faut surtout changer les mentalités, et ce dès le plus jeune âge. »

Mégane, directrice de compagnie, nous dit : « Je pense que ça passe aussi par le recrutement de faire vraiment passer les compétences avant le genre, je pense que la clef, elle est là. » Cette phrase, à double sens, pourrait laisser entendre que recruter des femmes, c’est prendre le risque d’un amoindrissement des compétences. En réalité, son raisonnement est à l’opposé et cela vaut la peine d’être mis en exergue. Ce qu’elle nous dit, c’est que dans le secteur culturel, où les femmes compétentes sont légion, si « les compétences » étaient l’argument premier de recrutement, elles seraient déjà bien plus nombreuses aux commandes. Cela supposerait des dossiers jugés sans biais de genre implicites en faveur des hommes, reliés aux logiques de boys club et de réseaux dont nous avons déjà parlé, aux compositions des commissions et dès lors à leurs attendus, leurs critères, leurs termes de référence en matière de compétences et de créativité, aux stéréotypes… auxquelles s’ajoutent les multiples entraves analysées dans les parties précédentes. Comme énoncé par Hortense, celles qui se retrouvent en position de postuler « ont déjà dû faire leurs preuves davantage que les hommes ».

De plus, actuellement, la majorité des discours reposent sur le présupposé que les mécanismes de quotas n’existent pas, ce qui est totalement faux. D’abord sur le plan officiel, par exemple entre les communautés francophones, flamandes… Ensuite sur le plan officieux, du non-dit, où les hommes blancs sont dans les lieux de décision et en charge de budgets conséquents largement majoritaires. Comme le dit Sonia, metteuse en scène racisée : « Dans la réalité, les postes sont majoritairement occupés par des hommes blancs, sont-ils d’emblée meilleurs ? » Le privilège suprême est celui de ne pas avoir à se poser la question du lien entre sa position sociale et les possibilités, le quotidien, les espaces de réalisation de soi.

Enfin, quand c’est un avis favorable qui s’exprime, il est souvent accompagné d’une réflexion sur d’une part les changements plus globaux à mettre en œuvre assortis du « travail des mentalités », comme énoncé par Hortense, et d’autre part, présenté comme un outil nécessaire, mais transitoire. « Si les moyens d’exercer sa liberté de création et la libre diffusion de ses œuvres étaient répartis plus largement et plus diversement, le multiple remplaçant le duel, les « clans » se dissoudraient d’eux-mêmes, il faut en faire le pari », nous dit Reine Prat, mais « qui, parmi ceux qui disposent de ces moyens, consentirait à ce partage ? ». Nos observations nous amènent à la rejoindre sur cette inertie, cette volonté consciente ou inconsciente de maintien des privilèges, qui traversent le secteur, comme par ailleurs l’ensemble de la société.

Julie, directrice de centre culturel, explique : « Je pense que les quotas ont une utilité pour forcer la main, mais qu’à un moment donné les quotas doivent disparaître sinon en fait ils sont… ils sont faussés, ils faussent la donne… Les quotas pour moi c’est un outil, mais pas un outil permanent. » La question des quotas est présentée comme une étape afin de faire avancer les questions d’égalité, de donner l’accès aux femmes (en effet, très peu d’interlocuteur.trice.s associent d’emblée la question des quotas à celle de la diversité dans un sens élargi) à des positions autrefois inaccessibles, mais la crainte de « s’enfermer dans un modèle » et « de passer à côté de bonnes occasions » est souvent présente, comme l’énonce Arthur, codirecteur d’un théâtre : « Moi, j’ai deux positions par rapport à ça. Je me demande si on ne doit pas passer par là pour arriver à ce qu’on veut, c’est-à-dire une vraie égalité, et puis lorsque les femmes auront la liberté de faire ce qu’elles aiment et de faire ce qu’elles ont envie de faire… Heu… Tu vois Yolande, elle est directrice du théâtre parce qu’elle est compétente, surtout parce qu’elle est compétente, bien plus que moi… Je n’aime pas quand on impose les choses, mais je connais les deux arguments tu vois et je sais qu’il y en a qui disent que c’est par le biais de quotas qu’on arriverait à une parité. »

Si quotas il y a, l’échelon où mettre en place ces politiques fait également discussion. S’agit-il du nombre de spectacles, de comédien.ne.s, d’auteur.trice.s, de directeur.trice.s ?… S’agit-il des personnes ou des contenus ? Faut-il imposer, inciter ? Rééquilibrer les commissions de recrutement, d’attribution de subsides… avec objectif de parité et de diversité sociale et ethnoraciale, mais aussi culturelle, ne permettrait-il pas un rééquilibrage sans que les protagonistes aient à endosser le poids d’un choix potentiellement biaisé, ne les libérerait-il pas des soupçons d’illégitimités et d’incompétences ? Le débat est complexe. Pour Réjane Sénac, les inégalités et les injustices étant criantes et établies, seule une égalité sans condition permettrait un véritable projet de société renouvelée sur base de valeurs égalitaristes et humanistes. Les conditions sont un piège, dit-elle. Attendre d’une femme qu’elle soit autre, plus compétente, c’est potentiellement lui retirer (et ce faisant à toutes les autres) son droit à l’égalité en cas de faille, alors que cette même épée de Damoclès ne pèse pas sur les hommes, atteints parfois dans leur carrière et leur réputation en tant qu’individus, mais jamais en tant qu’êtres génériques, porteurs pour tous les autres de la déception ou de l’incompétence. Il en est bien entendu de même pour les personnes racisées considérées comme « racisées » avant tout, représentant d’autres qu’eux-mêmes.

Pour terminer ce point, parmi les innovations qui nous ont été présentées, un exemple de technique de recrutement différencié a retenu notre attention. Il s’agit, comme c’est déjà le cas dans certaines entreprises par exemple, que les dossiers soient déposés de façon anonyme afin que les membres de la commission ne soient pas (ou soient moins) influencés d’emblée par leurs représentations genrées et ethnoraciales, et, ce faisant, de diminuer les effets des discriminations/des tris implicites. Ce que Reine Prat nomme la « technique du paravent » qui dans les cas où elle a été appliquée permet en effet de révéler de nombreux biais inconscients. Bien entendu, cette pratique n’est pas exempte de critiques. Il nous a notamment été dit que dans « un petit milieu », tel celui des arts de la scène en Belgique, « même sous anonymat, on reconnaît les gens ». Ce qui n’est ni vrai ni faux. De mon expérience de recherche, cela a tout de même un effet de « neutralisation » non pas des singularités et des positions occupées, mais des stéréotypes associés. Le doute est aussi un espace d’ouverture (je pense que c’est X, ou Y, mais je ne suis pas certain.e) où l’attention au contenu est autre. Enfin, le débat en commission, dans un premier temps, ne porte pas sur la personne identifiée, mais sur ce qu’elle propose. Reste évidemment le moment des auditions. Thomas, membre de l’équipe dont il est question dans le cas évoqué, que beaucoup reconnaîtront probablement, mais que je ne nommerai pas, raconte :

« C’est qu’on a fait un premier tour où j’ai anonymisé, j’ai neutralisé toutes les candidatures reçues avant de transmettre au comité de sélection, donc en fait ils ont choisi à l’aveugle, sans savoir si c’était un homme ou une femme et sans savoir qui était quelle personne. Donc le premier tour, c’était un questionnaire avec 15 questions à compléter, fallait donner son CV et moi, j’étais le seul à recevoir les candidatures. Je les ai toutes féminisées, il y avait 34 candidatures féminisées et j’ai retiré tout ce qui pouvait laisser deviner quelle était la personne derrière. Le but, c’était vraiment de choisir sur la base des réponses à des questions sur sa vision de la direction, comment il envisageait le travail en équipe… C’était des questions assez générales qui permettent de cerner la personnalité. Donc le comité de sélection a lu les 34 candidatures sans savoir. Ils ont fait leur choix. Et après, j’ai révélé les noms et, en fait, c’est drôle parce que c’est majoritairement des femmes qui sont choisies sur les onze retenus pour le deuxième tour. C’est une première dans le milieu culturel. Ça a été assez apprécié sur les réseaux sociaux, tout ça. Beaucoup de gens disaient que c’était assez exemplaire la manière dont on avait fait ça et puis on a rendu publics les noms des personnes qui composent le comité de sélection parce que, souvent, ce n’est pas dit. Moi, ça m’a pris beaucoup de temps de faire cette procédure de recrutement, mais elle est passionnante parce que, voilà, c’est quelque chose d’inhabituel. Alors que quand on regarde tous les candidats, on était sur une certaine parité, autant de candidats masculins que féminins au premier tour, c’est aussi intéressant de voir qu’il y avait quand même beaucoup d’hommes qui ont postulé. D’ailleurs, il y a des hommes qui ont dit qu’ils postulaient en disant “Voilà, à l’heure actuelle, il faut laisser la place aux femmes. Je ne pensais pas postuler, mais quand j’ai vu procédure, du coup, je me suis dit je vais quand même postuler parce que j’ai ma chance en tant qu’homme”. Je trouve que c’est un modèle passionnant parce que quand on a un poste de direction comme ça dans un milieu où on a très vite des affinités ou pas avec des gens, de sortir de ça, de sortir de ses idées préconçues sur telle personne et de ne pas savoir laisser la chance de répondre à des questions… Je trouvais que l’exercice était plus intéressant qu’une lettre de motivation, c’est plus intéressant de poser des questions pratiques sur la vision d’un candidat plutôt qu’une bête lettre de motivation. Et je trouve que quand je vois les candidats, je vois aussi que ça a permis, au-delà de la question de parité sur les questions de diversité, je trouve que ce genre de processus, ça permet d’ouvrir et c’était la philosophie, c’était d’ouvrir le plus largement possible pour se dire que le plus important pour nous, c’est de trouver la meilleure personne. Et ce n’est pas forcément une personne qui a toute l’expérience, des fois, c’est une personne qui a la philosophie, les bonnes idées, les bonnes intuitions, mais qui va se former aussi au contact de son métier, en fait. Et ça, c’est la philosophie qui a animé le recrutement. »

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