Conclusion

« Plus de femmes, oui,

mais si c’est juste des femmes blanches,

moi ça ne m’intéresse pas. »

(Alma, comédienne racisée)

Comme le rappellent Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz à la fin de leur ouvrage, « l’intersectionnalité permet donc de construire du commun sans avoir à passer par une abstraction des différences. Elle invite à produire un universalisme concret, incarné dans les différences et les histoires spécifiques de celles et ceux qui forment le corps politique […], l’intersectionnalité offre un modèle politique concurrent de l’universalisme abstrait en ce qu’elle appelle à produire concrètement de l’égalité à partir de la prise en compte des positions spécifiques des un.e.s et des autres et des types particuliers d’oppression auxquels les un.e.s et les autres sont soumis.es ».

En conclusion de cette recherche, force est de constater que c’est bien cet universalisme concret qui se refuse. Sous prétexte de dissension, de particularisme, de communautarisme, de radicalisme, se réaffirme l’imaginaire blanc bourgeois patriarcal, à prétention de neutralité. Comme l’énonce Françoise Vergès, notre histoire, nos musées, nos patrimoines sont porteurs d’un narratif « constellé de points aveugles qui construisent un récit et une cartographie mutilés », narratif qui « installe l’effacement ». Dès lors, une décolonisation des arts, nous dit-elle, « passe d’abord par la compréhension des phénomènes et des processus d’effacement qui sont à l’œuvre ». Ambition à laquelle nous avons modestement tenté d’ajouter notre grain de sable en démontrant à quel point, d’une part, les registres rhétoriques de l’universel, du talent, du mérite et de la liberté créatrice continuent à fabriquer et à légitimer des « en dehors » du patrimoine, du matrimoine, de la communauté nationale qui, quand iels sont reconnu.e.s, ne le sont que par leur singularité, dans le sens ici d’altérité radicale, jamais réinscrite dans leur potentialité à raconter tant le monde que le commun.

Nous sommes les héritiers, les héritières « d’une histoire patriarcale, misogyne et coloniale ». Pour avancer, il est donc nécessaire de sortir du double prisme du « gender blindness » et du « color blindness » derrière lesquels se retranchent, mais aussi se cristallisent les débats. Refuser d’interroger les positionnalités et les rapports de pouvoir, c’est s’enfoncer dans la cécité et le déni face à des inégalités criantes, c’est refuser également d’entamer un travail de fond sur notre histoire et la manière dont elle nous constitue, sur les matrices au sein desquelles se construisent nos représentations et au-delà nos pratiques. Si, comme l’énonce Brigitte Rollet, « domine, du côté de la critique et de la création, l’idée que l’artiste serait un être asexué, neutre et que la création se ferait donc indépendamment de l’identité sexuelle, sociale, générationnelle ou ethnique » ; derrière cette prétendue « neutralité » se cache « le masculin blanc valide bourgeois » qui n’a rien d’universel et qui s’érige en auto-référence du génie artistique attendu.

Nous nageons en plein paradoxe avec, sur le plan des discours, une volonté d’aveuglement face au genre et à la « race », en faveur d’une universalité factice et morcelée qui cache de plus en plus mal son jeu, et, sur le plan des pratiques, des biais et des discriminations alimentés de représentations stéréotypées. On se refuse ainsi au discours du « genre », on se méfie des féministes qui « veulent tout détruire ». On se refuse aux quotas, tandis que se perpétuent des pratiques sexistes, voire des violences sexuelles. On se refuse au discours de la « race », mais on refuse aux personnes racisées d’être acteur.trice.s, personnages en dehors de leur corps et des assignations raciales. Comme nous le rappelle Sylvie Chalaye dans son ouvrage édifiant Race et théâtre, « si scientifiquement la race n’existe pas, qu’elle est une construction idéologique qui a permis d’élaborer une hiérarchie pour mieux installer et pérenniser la domination raciale, il semble que, théâtralement, elle continue d’habiter les esprits », tant « les acteurs et actrices perçus comme non blancs sont disqualifiés pour certains rôles, alors qu’on les assigne au contraire à des rôles marqués par une identité raciale ou ethnique ».

Rappelons que si racisme et sexisme sont pour certain.e.s une expérience vécue, tandis que d’autres en sont, au mieux, spectateur.trice.s, une société où persistent et se reproduisent des inégalités et des violences en raison notamment de la classe, des origines, du genre, de l’âge, de la religion, de la racialisation est ou devrait être le problème de chacun des membres de cette société. Nous en sommes toutes et tous, à différents égards et échelles, partie prenante. En ce sens, la notion de « racisme structurel » permet d’interroger les liens entre les « formes interactionnelles » (dans les relations, les interactions) et les « formes structurelles » du racisme, de resituer donc les actes du quotidien dans un contexte qui ne se réduit pas à l’histoire singulière et à la position occupée par un individu. Ces réflexions, avec de légères nuances, sont valables pour les questions de genre et de classe. Ainsi, la mise en exergue des discours et des pratiques discriminatoires individuels, bien qu’indispensable et souvent loin d’être effective, n’a que peu d’incidences sur les racines profondes des mécanismes discriminatoires et des inégalités. De même, la réussite et la visibilité de certaines figures femmes et/ou personnes racisées, non blanches, ne signifient pas de facto une modification des rapports de force et des inégalités structurelles.

Les processus mis à jour dans cette recherche nous engagent à soutenir, inventer, provoquer des changements concrets du côté des pratiques et des discours qui, à terme, transformeront les représentations et rendront inutiles les réglementations aujourd’hui nécessaires. En plus des chiffres, étape indispensable, un travail en profondeur sur la prise de conscience des réalités structurelles qui traversent la société semble donc également indispensable. « Au-delà des actes et des paroles, il y a tout un système qui autorise, entretient, voire renforce les discriminations », il s’agit dès lors de travailler sur les rapports de pouvoir institués, les peurs, les logiques d’intérêts, sur le fonctionnement du secteur et au-delà de la société, sur les logiques institutionnelles, avec cette volonté d’instaurer d’autres dynamiques, de proposer d’autres modes de gouvernement davantage horizontaux, pluriels, collaboratifs, participatifs… ainsi que sur les stéréotypes et, plus largement, les représentations. C’est pourquoi imposer une juste représentation de la société dans sa pluralité apparaît aujourd’hui comme un passage obligé. Ces présences viendront à leur tour, par leur visibilité, travailler les imaginaires ; mais aussi à partir de places singulières, proposer d’autres contenus, d’autres types de fonctionnements.

Les stéréotypes, le sexisme, le classisme, le validisme, le racisme sont profondément inscrits dans la société et ses structures mentales. Bousculer les rapports de pouvoir, les habitudes, les privilèges, les non-dits, les routines, les mentalités n’a rien d’évident. Si beaucoup reste à inventer, de nombreuses dynamiques de changement sont en cours. Notre focale portait ici sur les inégalités, mais de nombreuses démarches et personnalités brisent en ce moment même les plafonds et les chaînes. Demain déjà s’invente. Par ailleurs, de nombreuses actions possibles nous ont été partagées, telles que, par exemple, dans les écoles d’art, un véritable travail sur la question des stéréotypes et des rapports de pouvoir, tant il semble aujourd’hui indispensable de donner à la fois aux étudiant.e.s et aux professeur.e.s des clefs de compréhension des structures sociétales et des mécanismes de reproduction des inégalités.

Parmi les autres idées récurrentes, l’importance de formations sur les questions de discriminations, de sexismes, de racismes, et celle de lieux de recours, effectifs, efficients, accessibles, la création de chartes avec suivis des mises en œuvre. Même si sensible, nous l’avons vu, le ressort des quotas nous a été présenté comme un outil transitoire, une nécessité, devant être accompagné d’un travail de fond. Des commissions plurielles, des modalités de fonctionnement plus transparentes, moins verticales. Ou encore, au théâtre, au cinéma, la présence de personnages féminins, en quantité, mais aussi en qualité, c’est-à-dire la présence de personnages complexes, de tout âge, mais aussi non blancs et non stéréotypés. D’autres narrations, d’autres regards, d’autres visages. D’autres chemins sont possibles. Comme le dit Lucie, co-directrice d’un théâtre : « En même temps, dans une maison publique comme la nôtre, plus il y a de diversité, plus je travaille à un avenir apaisé. Ça, j’en suis certaine. » Les arts de la scène sont aussi, notamment par le travail sur les imaginaires et les espaces de création et de contestation, qu’ils proposent, de hauts lieux de potentiels changements.

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