Inégalités et présence des femmes dans le secteur des arts de la scène en Fédération Wallonie-Bruxelles

Prologue

Ce rapport est le fruit d’une rencontre avec Elsa Poisot dans le cadre du projet « La Deuxième Scène ». À la recherche d’une universitaire, afin d’aborder de façon qualitative et intersectionnelle les questions relatives à la présence des femmes et aux inégalités dans le milieu des arts de la scène en Fédération Wallonie-Bruxelles, elle est arrivée, par le bouche-à-oreille, jusqu’à moi. En quelques minutes, je savais que j’accepterais cette aventure dont je ne mesurais probablement pas l’étendue, mais dont le sérieux et l’importance me sont apparus d’emblée. Les moyens étaient limités, le contexte sensible, qu’importe, nous trouverions des solutions. Et nous en avons trouvées, avec le ressort notamment d’étudiant.e.s en anthropologie. Je reviendrai sur ces divers éléments par la suite, mais dans ce prologue, je voudrais insister sur trois points. 

Premièrement, notre recherche a pris place dans l’espace-temps singulier de libération et de visibilisation de la parole des femmes et des personnes minorisées sur les questions de sexismes ordinaire, d’harcèlements et d’agressions sexuelles via le mouvement #Metoo ainsi que les différents mouvements de revendications, de créations  et de pensées critiques dans les champs associatifs, artistiques et académiques sur les questions raciales et décoloniales. Ce momentum a eu une forte influence sur les discours et les pratiques de contestation dans le secteur des arts de la scène. La visibilité nouvelle et l’ampleur de ces mouvements sur les réseaux sociaux, notamment via Instagram, mais également des nouveaux collectifs de lutte constitués, participent du contexte de notre enquête. 

Deuxièmement, les résultats de notre recherche sont difficiles à adresser. D’un côté, pour les personnes du secteur des arts de la scène, les inégalités, mais aussi en certains cas les abus, les violences, le sexisme et le racisme, au cœur de nos interrogations, font partie des réalités si pas vécues, pour le moins connues. Elles sont parfois inscrites dans les ressentis, les expériences, les histoires de vie. De l’autre, tout au long du parcours de recherche, mais aussi dans la transmission intermédiaire de résultats, dans les discussions auxquelles nous avons pris part, nous avons été confrontées à de nombreux mécanismes de protection et d’évitement, prenant la forme du déni, de la sidération parfois. Réfléchir au croisement de ce double processus constitue l’un des fils rouges de notre propos.

En sortant de ce que Marie-Claude Garneau nomme « l’événement », dans le sens de l’exceptionnalité de ce qui est vécu ou observé, mais également de l’approche interpersonnelle qui, en se penchant sur les situations et/ou les individus considérés comme fautifs, oblitère les normes et les valeurs implicites et en mettant en avant le quotidien des inégalités, leurs transversalités et leurs effets multiples et corrélés : il s’est agi de réinscrire les expériences vécues dans les contextes historiques et contemporains ainsi que dans les rapports sociaux, institutionnels et interactionnels. 

Troisièmement, sans être trop longue, dans la double tradition des épistémologies anthropologiques et féministes, il est important que je situe mon propos en lien avec ma trajectoire intellectuelle et universitaire. Diplômée en communication, autrice et docteure en anthropologie, je travaille depuis une vingtaine d’années sur les questions d’exils et de migrations, de jeunesses, de précarités, de violences et d’inégalités (sociopolitiques, ethnoraciales et genrées), et ce, dans une approche collaborative avec, en outre, une attention à la diffusion des résultats produits en dehors des cercles restreints des mondes universitaires. Dans mes travaux de recherche comme dans mes cours, j’accorde une grande importance aux enjeux méthodologiques, politiques et éthiques de production et de transmission des connaissances. Parmi ces expériences, le projet PluriElles, réalisé avec Marie-Pierre Nyatanyi, proposant des récits, analyses, expositions, débats, ouvrage autour et surtout avec des femmes de la diaspora africaine en Belgique entre discriminations, luttes et accomplissements individuels et collectifs m’a notamment permis de réfléchir et d’expérimenter la possibilité de mener des recherches selon un cadre théorique intersectionnel depuis ma positionnalité singulière, sans oblitérer la complexité des enjeux épistémiques et éthiques que cela soulève. 

De fait, le travail réflexif avec les étudiant.e.s impliqué.e.s dans le projet et vis-à-vis de ma propre posture a été crucial autour notamment de la question épistémique suivante : à partir de quel « soi », situé à l’intersection des rapports sociaux de pouvoir, et avec quels cadres de références et de pensées produire des connaissances. Ainsi, avec rigueur et modestie, sans parler à la place de, à partir de la pluralité des expériences et des points de vue, il s’est agi de rassembler, d’écouter et de rendre compte des fonctionnements qui, de façon conscience ou inconsciente, perpétuent un système inégalitaire où les femmes, d’autant plus si elles sont à la croisée des diverses « matrices de domination », sont ensilencées, invisibilisées, réduites à leur corps, enfermées dans des stéréotypes, quand elles ne sont pas explicitement violentées. De rendre compte également de leurs stratégies de lutte et de résistance ainsi que de leur volonté de changement.

Cadre épistémologique

Dans la suite des travaux menés dans le cadre du projet « La Deuxième Scène », sous l’égide de la Cie Écarlate, cette recherche porte donc sur les inégalités et la présence des femmes dans le milieu des Arts de la scène. En complément du volet quantitatif (nommé Acte 3, en collaboration avec l’ULiège, MSH, CERTES) qui adressait toutes les fonctions (artistiques, administratives et techniques) et les postes confondus (les postes de responsabilité, les instances de décision et de gestion, les structures de formation, la répartition des subventions, bourses et prix par sexe et l’emploi) sous l’angle du genre et qui a mis en exergue des inégalités criantes entre hommes et femmes au sein du secteur, notamment dans l’occupation des postes à responsabilité ; ce deuxième volet, qualitatif, s’inscrit dans une approche intersectionnelle.

Si au travers notamment du collectif « Décolonisons les arts », de publications et de recherches récentes et/ou en cours, les questions relatives aux discriminations structurelles font aujourd’hui l’objet de considérations académiques et politiques, les effets liés aux questions ethnoraciales dans le secteur sont, en Belgique, mais aussi sur la scène internationale, en particulier dans les espaces francophones, sous-étudiées. Comme énoncé par Crenshaw, « du fait de leur identité intersectionnelle en tant que femmes et personnes de couleur, ces dernières ne peuvent généralement que constater la marginalisation de leurs intérêts et de leurs expériences dans les discours forgés pour répondre à l’une ou l’autre de ces dimensions (celle du genre et celle de la race) », d’où l’importance d’un cadre analytique qui tienne compte de l’ensemble des ressorts discriminatoires ainsi que de la manière dont ils se croisent de façon spécifique. 

Ainsi, le cadre d’analyse intersectionnel nous permet de considérer les différentes catégories sociales imbriquées et la multiplicité des rapports de pouvoir et d’interroger leurs effets sur les vies individuelles, mais également sur le fonctionnement des institutions. On travaille donc à plusieurs niveaux de façon simultanée. Par le ressort de cette approche, les procédés de recherche et d’analyse évitent ainsi « de procéder à des généralisations problématiques qui reproduisent des marginalisations sociales et historiques de groupes situés à l’intersection de plusieurs rapports de pouvoir qui les oppressent ».

Ce cadre analytique s’inscrit dans une perspective de changement social par la mise en lumière des rapports de domination et de leurs effets conjugués. Saisir les inégalités suppose en effet de remonter aux causes et dès lors aux rapports de pouvoir institués. Comme le dit Davis : « L’intersectionnalité désigne à la fois l’interaction entre le genre, la race et d’autres catégories de différences dans les vies individuelles, les pratiques sociales, les dispositions institutionnelles et les idéologies culturelles, et l’issue de ces interactions en termes de pouvoir. » « Elle – l’intersectionnalité comme cadre d’analyse – (se) propose d’appréhender la réalité sociale des femmes et des hommes, ainsi que les dynamiques sociales culturelles, économiques et politiques qui s’y rattachent comme étant multiples et déterminées simultanément et de façon interactive par plusieurs axes d’organisation sociale significatifs », précise Bilge.

La notion de catégories « raciales » n’a ici aucune connotation biologique. Elle invite à penser les processus de racisation/racialisation comme résultant d’une histoire et de rapports sociaux spécifiques et à analyser les différenciations opérées dans le champ du social suite à l’appréhension de l’autre via son phénotype, ainsi que les stéréotypes qui en découlent et les discriminations structurelles afférentes. À l’instar de Sarah Mazouz, notons que si « prôner l’existence des races est faux sur le plan scientifique et douteux, politiquement et moralement », « en revanche, la race existe si on entend par là l’une des modalités sociales de production des inégalités entre les groupes et si l’on reconnaît que les sociétés, même quand elles se définissent comme non racistes, continuent à en être tributaires et à reposer sur des hiérarchies qui ont une dimension raciale ».

En outre, comme l’énonce Stuart Hall : « La question n’est pas de savoir si l’homme-en-général (autrement dit l’humain) perçoit distinctement les groupes dotés de caractéristiques raciales ou ethniques différentes, mais bien plutôt de comprendre quelles sont les conditions spécifiques qui rendent cette forme de distinction socialement pertinente et historiquement active. » Il met donc en exergue cette idée majeure : ce type de distinction, de classification a, dans notre société, aujourd’hui encore, des effets. Le racisme tel que nous nous proposons de l’envisager se construit, s’établit, se perpétue à l’intersection des représentations (idéologies, images et imaginaires…), des discours (individuels comme institutionnels…), des creux de discours (silences, non-dits…) et des pratiques sociales individuelles et collectives.

Comme le notent Chloé Delaporte et ses co-autrices, les travaux de recherche qui ont commencé à penser l’objet « race » en l’articulant aux rapports sociaux de sexe et de classe « ont pu mettre en évidence une dimension inédite de l’expérience individuelle et collective au sein des champs artistique et culturel. Cette dimension a trait à la prégnance de la racialisation des modes de perception, de jugement, de classification, de (dé)valorisation et de (dé)légitimation des productions culturelles et du statut de leur producteur et productrice ». Elle poursuit en mettant notamment en avant deux éléments clefs en convergence de nos observations : « la question de la sous-représentation numérique et de la disqualification symbolique d’artistes appartenant simultanément à plusieurs groupes sociaux dominés » ainsi que « la persistance de stéréotypes raciaux affectant les compétences techniques de création desdits groupes, ou à la faible reconnaissance de leur contribution effective à l’histoire sociale des arts ».

Cadre méthodologique et structure du rapport

Comme le note Sarah Mazouz, combiner les cadres méthodologiques et théoriques de l’anthropologie et de l’intersectionnalité permet de « dés-essentialiser les rapports de pouvoir en mettant notamment en lumière le fait que les mêmes caractéristiques ne produisent pas toujours les mêmes effets ». Ainsi, la démarche ethnographique qui est la nôtre a pour ambition de décrire en profondeur une pluralité de pratiques et de discours, sous-tendus par des représentations collectives, mais également qui participent de leurs productions et reproductions et donc de la normalisation de certains fonctionnements/dysfonctionnements inscrits dans des relations sociales complexes et des rapports de pouvoir.

En plus des observations et des récits à caractère biographique que j’ai pu collecter en propre, dans le cadre de l’animation d’un séminaire de recherche en sciences sociales que je coordonne, une cinquantaine d’étudiant.e.s (sur deux années académiques, entre 2020 et 2022) ont été amenés à s’immerger dans différentes institutions (écoles, théâtres, compagnies…) afin d’y observer les discours et les pratiques, et, de réaliser des entretiens ethnographiques. Dans le cadre de la rédaction de ce rapport, outre les observations et les discussions informelles, 139 entretiens ethnographiques ont été entièrement retranscrits et analysés de façon systématique (dans une double logique de verticalité, saisir la manière dont les expériences biographiques sont agencées et le sens donné aux vécus, et, d’horizontalité, relier les extraits d’entretiens entre eux afin de comparer les récurrences et les divergences entre les récits). Ces témoignages ont été collecté en collaboration avec de nombreux lieux partenaires, à savoir 6 écoles, 14 théâtres et grandes structures, 4 théâtres jeunes publics, 8 compagnies et 5 centres culturels. Une analyse chiffrée complémentaire en partenariat avec le CAS (Centre des arts scéniques) a été réalisée par Mariam Diallo, assistante en sociologie à l’UCLouvain. Cet axe qui fait l’objet d’un rapport spécifique nous a permis de récolter des données intéressantes en termes de « photographie des corps sur scène ».

Enfin, deux terrains en ligne ont également été investigués, les pages « Payetontournage » et « Payetonrôle ». En plus des entretiens avec certaines des administratrices, nous avons réalisé une analyse des contenus publiés sur les pages ainsi que des interactions à leur propos. La forte audience suscitée et l’empathie exprimée racontant déjà quelque chose de cette colère et volonté de changement, notamment des étudiantes et des femmes artistes, quant aux rapports sociaux de genre dans le secteur. Quelques captures d’écran seront mobilisées dans la suite du texte. L’aventure @Payetontournage a démarré en mars 2018. Elle s’inscrit donc dans le contexte des mouvements sociaux de libération de la parole des femmes, amorcé par les mouvements #Metoo, tout en s’inspirant de la démarche d’Anaïs Bourdet et de son blog @Payetashnek. Aurélie Solimando, une des étudiantes qui a travaillé dans le cadre de l’Acte 4, a réalisé un entretien avec Alice et Clara, deux des quatre propriétaires de la page. Alice explique que  l’aventure démarre alors qu’elle était encore étudiante en montage à l’INSAS. En pleine période du mouvement #Metoo, elle raconte un réel ras-le-bol face à la passivité et aux remarques constantes des camarades de classe et professeur.e.s visant à normaliser le sexisme et les abus dans le secteur. Démarrant la page à partir de leur carnet d’adresses, très rapidement, elles reçurent une cinquantaine de témoignages d’élèves, mais également de certaines professions comme des cheffes opératrices, des ingénieures du son, des productrices, des comédiennes, etc. Après certains événements, raconte Alice, comme celui d’Adèle Haenel, actrice qui décida de quitter la salle en pleine cérémonie des Césars pour exprimer son mécontentement suite à l’annonce du « meilleur réalisateur » pour Roman Polanski alors que ce dernier est accusé d’agressions sexuelles et de viols, elles peuvent recevoir jusqu’à quarante témoignages par semaine. Dans les périodes plus calmes, elles en comptabilisent environ cinq ou six par semaine. 

De son côté, Sacha Van Duyse, étudiante ayant également travaillé dans le cadre de l’Acte 4, a réalisé plusieurs entretiens avec l’une des deux gestionnaires, que nous nommerons Clara, de la page Instagram @Payetonrôle, à l’époque étudiante dans une des écoles de théâtre de la Fédération Wallonie Bruxelles. La page a été créée en juin 2020 afin de libérer la parole et de faire bouger les choses quant aux discriminations (genre, couleur de peau, obésité, physique…) au sein des écoles de théâtre. La page est envisagée comme une « safe place » où les témoignages sont accueillis sans mise en doute et avec bienveillance. Notons qu’ici les administratrices ont fait le choix de garder l’anonymat. Encore étudiante au moment de l’entretien (en 2021), Clara explique que les professeurs n’apprécient guère la page (dont des captures d’écran sont parfois affichées dans les couloirs) car ils ont l’impression d’être remis en question dans leur manière d’enseigner. C’est entre autres pour cela qu’elle tient fortement à l’anonymat, dit-elle, de peur que cela ait une incidence sur ses notes. 

En tant qu’institution (écoles, théâtres, compagnies), la participation à l’étude s’est faite sur base volontaire, en réponse à nos sollicitations établies à partir d’une cartographie du paysage du secteur des arts de la scène en Fédération Wallonie-Bruxelles réalisée avec l’aide des partenaires (La Chaufferie Acte 1 ASBL et Écarlate la Cie). Au sein des institutions, les différentes personnes ont également accepté ou refusé d’ouvrir les portes de leurs classe, bureau, salle, etc., et/ou de réaliser des entretiens sur base volontaire après explicitations des enjeux de l’étude. Si davantage d’entretiens approfondis ont été réalisés avec des femmes en vue de récolter leurs expériences et connaissances spécifiques, de nombreux hommes ont également été inclus dans les discussions. D’une part, ils étaient partie prenante des observations. D’autre part, quarante entretiens avec des hommes étudiants, enseignants, comédiens, metteurs en scène, directeurs d’institutions, etc., ont été réalisés et analysés. 

La récolte et l’analyse d’entretiens biographiques auprès de femmes artistes, étudiantes, enseignantes, comédiennes, autrices, metteuses en scène, directrices d’institutions, etc., avaient pour objectif de mettre en lumière les difficultés, voire les discriminations vécues, les modalités de résistance et les leviers de changement à partir du point de vue, des expériences et des connaissances des principales concernées. En effet, les analyses chiffrées montrent, sans discussion possible, les écarts en termes de possibilités de réussite et de reconnaissance entre les hommes et les femmes dans le milieu des arts de la scène. Leur donner voix est ici un engagement méthodologique explicite. S’il est clair, pour nous, qu’à terme il est indispensable de sortir de la binarité, nous ne pouvons passer outre les effets actuels, résultats d’une histoire longue, des catégories « hommes-femmes », « masculins-féminins » dans les constructions identitaires, les relations sociales et les rapports de pouvoir, et, dès lors, de leur pertinence analytique. 

Outre celles rencontrées dans les institutions, mais elles ne sont pas nombreuses, j’ai également réalisé de façon spécifique des entretiens avec des femmes artistes « racisées » et/ou « non-blanches », sur base d’une auto-nomination. Au vu de nos interrogations quant aux inégalités, recueillir leur parole s’avérait en effet indispensable. D’une part, pour éviter de reproduire, par omission, des logiques d’invisibilisation de leurs expériences et connaissances au cœur des relations sociales et des rapports de pouvoir qui traversent le secteur ; d’autre part, pour l’apport que représente leur point de vue minoritaire et/ou minorisé, position à partir de laquelle s’établissent potentiellement des « savoirs contre-hégémoniques » et/ou, pour le moins, des savoirs parallèles puisqu’inscrits dans d’autres registres d’expériences. Concrètement, pour aller à leur rencontre, dans un premier temps, je me suis appuyée sur le réseau et le carnet d’adresses des partenaires. Notons, et c’est très important, qu’en de nombreux cas, j’ai bénéficié d’une transmission de confiance du fait d’être recommandée par Elsa Poisot. Ensuite, j’ai procédé par effets boule de neige, en étant attentive à diversifier les profils, les expériences et les points de vue. C’est donc une parole plurielle qui a été recueillie. 

En anthropologie, travailler à partir des marges est une pratique méthodologique courante. À partir des marges, d’un point de vue à la fois ancré et décentré, s’éclaire la société. De plus, parmi les textes féministes qui ont nourri l’approche intersectionnelle, bell hooks, notamment, dans ses écrits nous a proposé une « lecture de la marge comme espace de résistance et lieu radical de possibilité », « comme espace de création et non de soumission ». Comme l’énonce Rachele Borghi, il s’agit d’un changement épistémologique fort. « La marginalité devient alors non seulement un lieu privilégié de création, mais aussi un lieu qui offre un point de vue sur le monde capable de rendre visible l’invisible, de dénaturaliser les processus intériorisés, un lieu où voir les mécanismes qui rendent fonctionnel le système dominant. » Et c’est là l’enjeu de ces récits, apprendre à voir autrement, mettre en exergue les expériences et les connaissances de ces praticiennes pour poser les questions autrement avec l’ambition de mettre au jour la complexité des mécanismes de reproduction des inégalités, mais aussi les pratiques innovantes dans le monde des arts du spectacle, et de réfléchir à des pistes de travail concrètes.

Les critères de rigueur reposent principalement sur le croisement des données (observations, discours, récits), la pluralité des points de vue recueillis, le temps de travail, près de trois années, la dynamique collective et collaborative de notre étude. S’adjoint à cela la dimension « itérative » de la démarche, c’est-à-dire les allers-retours entre terrains et analyses, afin de s’ajuster, mais aussi de suivre les pistes émergées des premières données ainsi que les effets d’opportunité. Cet aspect a pris plusieurs formes : les discussions régulières avec Elsa Poisot, porteuse du projet, ainsi qu’avec des membres de La Chaufferie acte 1 et du comité de suivi, la présentation publique de résultats préliminaires, ainsi que les discussions qui ont eu lieu avec les étudiant.e.s engagé.e.s dans le processus durant 20 séances de séminaire de 2 heures, co-animées avec Éléonore Haddioui, réparties sur deux années. Si les travaux des étudiant.e.s, en cours d’apprentissage, et non anonymisés, ne seront pas mobilisés comme tels dans ce rapport, le suivi de ces derniers et la lecture approfondie qui en a été faite participent indirectement de nos résultats. Une partie des entretiens (en fonction de leur qualité et de leur pertinence) qu’iels ont collectés dans le cadre de leurs investigations ethnographiques seront, eux, directement, mobilisés. Un premier classement thématique des entretiens de l’année 2020-2021 a été réalisé par Héloïse Gonnissen. Cette démarche collective d’enquête justifie le « nous » employé dans l’écriture de ce rapport. Si j’en suis seule autrice et en assume seule le contenu, j’ai été aidée dans mon travail de recherche par les étudiant.e.s de ces cours ainsi que par Éléonore et Héloïse. Qu’iels soient ici une fois encore remercié.e.s.

Le choix de l’anonymat a été posé, en concertation avec les interlocuteur.trice.s, dans un milieu où, d’une part, tout le monde de près ou de loin se connaît, et où, d’autre part, les réseaux et les réputations, nous y reviendrons, jouent un rôle clef dans les carrières. Notre rôle ici n’est évidemment pas celui de « parler à la place de », les lieux de lutte et d’expression sur le sujet qui nous occupe sont par ailleurs nombreux et beaucoup d’artistes s’expriment à ce propos à visage découvert, mais à partir des témoignages récoltés et des pratiques observées de mettre en exergue des transversalités et des questions importantes.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques limites doivent être posées. Premièrement, même si quelques espaces de cirque/danse/théâtre de rue ont été approchés, la toute grande majorité de nos observations et entretiens ont été réalisés dans les théâtres, compagnies et écoles de théâtre (pris au sens large, puisque cela inclut par exemple la section « scénographie » à La Cambre). Même si les frontières sont parfois poreuses, les données en dehors du milieu théâtral en tant que tel, trop parcellaires, n’ont pas été retenues pour rédiger le présent rapport. Deuxièmement, le rapport est essentiellement descriptif. Une place conséquente a été laissée aux témoignages recueillis, aux voix, aux analyses, aux récits des personnes rencontrées qui, bien que sur le devant de la scène, ne s’en trouvent pas moins souvent invisibilisées dans les discours officiels et les analyses produites. Troisièmement, il s’agit bien évidemment d’un arrêt sur image. Les dynamiques évoquées ne sont dès lors pas figées dans le temps. Entre le début de notre travail en juin 2020 et la rédaction de ce rapport en mai 2023, des transformations importantes, suite à différentes dynamiques de luttes et de revendications collectives (F(s), Pouvoirs et dérives, La deuxième scène…), notamment sur les questions de parité, ont d’ailleurs déjà pris place. Enfin, quatrièmement, notons que la première phase de recherche (année 2020-2021) a été fortement perturbée par l’épidémie de Covid 19 et les diverses mesures de santé publique (confinement total ou partiel, télétravail, bulle sociale, luttes au sein de secteur…). Durant cette période, nous avons surtout travaillé par entretiens, pour ensuite, au fur et à mesure des possibilités, y adjoindre observations et discussions informelles.   

La question qui structure ce rapport, les inégalités et la présence des femmes dans le milieu des arts de la scène avec une perspective intersectionnelle, sera déployée autour de trois angles spécifiques :

Le tableau ici dressé est assez sombre. La question des inégalités, réarticulées aux rapports de force et de domination qui leur préexistent, est structurante et ses effets sont pluridimensionnels. Les souffrances et les colères accumulées sont également lourdes de conséquences. Ceci dit, notre épistémologie inductive, à l’écoute des préoccupations et des connaissances du terrain, a également fait émerger de nombreuses données sur des sujets connexes qui ne seront pas traités dans le cadre de ce rapport. Il nous semble néanmoins important d’en mettre certains en exergue, afin peut-être de susciter d’autres travaux de recherche : la précarité et les préoccupations économiques, les effets post-Covid, l’absence de soutien politique, la question des statuts… ; celle des publics et de leur diversité, celle de la gratuité et de l’accessibilité ; la fonction sociale du théâtre présenté comme lieu de rencontre, comme espace fédérateur, comme lieu de socialisation, comme une famille, comme lieu des possibles, lieu de réflexion sur les phénomènes de société (avec une vraie possibilité d’incidence sur les représentations sociales et sur les pratiques)… Si notre attention, en lien avec nos questions de recherche spécifiques, porte de façon privilégiée sur les difficultés, souffrances, violences, volontés de changements en lien avec les inégalités, beaucoup de très belles choses nous ont également été partagées. Motivation supplémentaire, si le besoin s’en faisait sentir, afin de prendre au sérieux les témoignages et analyses à suivre.

Cliquez ici pour lire le rapport de l’étude en intégralité avec les sources et notes de bas de pages.