Note de synthèse
INTRODUCTION
Dans la suite des travaux menés dans le cadre du projet « La Deuxième Scène », sous l’égide de la Cie Écarlate, l’objet de cette recherche porte sur les inégalités dans le milieu des Arts de la scène. En complément du volet quantitatif (nommé Acte 3, en collaboration avec l’ULiège, MSH, CERTES) qui adressait toutes les fonctions (artistiques, administratives et techniques) et les postes confondus (les postes de responsabilité, les instances de décision et de gestion, les structures de formation, la répartition des subventions, bourses et prix par sexe et l’emploi) sous l’angle du genre et qui a mis en exergue des inégalités criantes entre hommes et femmes au sein du secteur, notamment dans l’occupation des postes à responsabilité et ce en dépit d’une présence majoritaire des femmes dans les écoles ; ce deuxième volet, qualitatif et centré sur les enjeux relatifs à la « diversité » au sens large (classe, genre, âge, « race »…), s’inscrit dans une approche intersectionnelle. Suite aux enjeux mis en lumière au sein du projet « La deuxième scène » et aux résultats des enquêtes réalisées dans le cadre de l’Acte 3, les objectifs de l’étude étaient :
- D’interroger les parcours de femmes artistes à la jonction de multiples rapports sociaux, notamment de genre, de classe, d’âge et de « race » ;
- De repérer, le cas échéant, des difficultés, des ressources, mais aussi des mécanismes de défense et de lutte spécifiques pour se frayer une place dans le milieu des arts de la scène ;
- De décrire et de comprendre comment, au travers de leurs discours et de leurs pratiques, les institutions participent de la reproduction et/ou de la transformation des rapports sociaux de pouvoir ;
- D’identifier le caractère spécifique des inégalités et de repérer les leviers de changement.
L’étude repose sur une méthode de recherche qualitative compréhensive qui s’appuie sur la récolte et l’analyse d’entretiens ainsi que sur des pratiques immersives. En plus des observations et des récits à caractère biographique que j’ai pu collecter en propre, dans le cadre de l’animation d’un séminaire de recherche en sciences sociales que je coordonne, une cinquantaine d’étudiant.e.s ont été amenés à s’immerger dans différentes institutions (écoles, théâtres, compagnies…) afin d’y observer les discours et les pratiques, et, de réaliser des entretiens ethnographiques.
Bien que notre démarche soit qualitative, la pluralité de nos lieux d’observation et le nombre d’entretiens réalisés nous permettent d’allier analyses approfondies avec une certaine représentativité. Concrètement, les éléments présentés dans le rapport final, outre les observations et les discussions informelles, reposent sur l’analyse détaillée d’une centaine d’entretiens ethnographiques réalisés en collaboration avec de nombreux lieux partenaires, à savoir 6 écoles, 14 théâtres et grandes structures, 4 théâtres jeunes publics, 8 compagnies et 5 centres culturels. Deux terrains en ligne ont également été investigués, les pages « PayeTonTournage » et « PayeTonRole ». Les processus décrits dans le rapport sont, à des degrés divers, transversaux au milieu observé. Les récits et les réflexions partagés par les interlocuteurices rencontré.e.s sont tout à la fois singuliers et pluriels. Nos analyses se sont constituées à la jonction de ces points de vue différenciés afin d’en rendre compte sur base de l’énonciation des expériences vécues, autrement dit sur base des « savoirs de l’expérience ».
En tant qu’institution (écoles, théâtres, compagnies), la participation à l’étude s’est faite sur base volontaire, en réponse à nos sollicitations établies à partir d’une cartographie du paysage du secteur des arts de la scène en Fédération Wallonie-Bruxelles réalisée avec l’aide des partenaires (La Chaufferie Acte 1 ASBL et La deuxième scène). Au sein des institutions, les différentes personnes ont également accepté ou refusé d’ouvrir les portes de leurs classe, bureau, salle, etc., et/ou de réaliser des entretiens sur base volontaire après explicitations des enjeux de l’étude.
Outre celles rencontrées dans les institutions, mais elles ne sont pas nombreuses, j’ai également réalisé de façon spécifique des entretiens avec des femmes artistes « racisées » et/ou « non-blanches », sur base d’une auto-nomination, ainsi qu’avec des femmes qui occupent ou aspirent à occuper un poste à responsabilité. Au vu de nos interrogations spécifiques quant aux inégalités, recueillir leur parole s’avérait en effet indispensable. D’une part, pour éviter de reproduire, par omission, des logiques d’invisibilisation de leurs expériences et connaissances au cœur des relations sociales et des rapports de pouvoir qui traversent le secteur ; d’autre part, pour l’apport spécifique que représente leur point de vue minoritaire et/ou minorisé, position à partir de laquelle s’établissent potentiellement des « savoirs contre-hégémoniques » et/ou, pour le moins, des savoirs parallèles puisqu’inscrits dans d’autres registres d’expériences. Concrètement, pour aller à leur rencontre, dans un premier temps, je me suis appuyée sur le réseau et le carnet d’adresses des partenaires. Ensuite, j’ai procédé par effets boule de neige, en étant attentive à diversifier les profils, les expériences et les points de vue. Enfin, une analyse chiffrée complémentaire en partenariat avec le CAS (Centre des arts scéniques) a été réalisée par Mariam Diallo, assistante en sociologie à l’UCLouvain. Cet axe qui fait l’objet d’un rapport spécifique nous a permis de récolter des données intéressantes en termes de « photographie des corps sur scène ».
Les critères de rigueur de notre étude reposent principalement sur trois éléments : le travail par triangulation (croisement des différents terrains et récits afin de repérer les transversalités et les singularités), la pluralité des points de vue recueillis et, enfin, la saturation. Le temps de travail, près de trois années, la dimension collective et collaborative de notre démarche ainsi que la pluralité des sources nous ont permis de répondre à ces critères. S’adjoint à cela la dimension « itérative » de la démarche, c’est-à-dire les allers-retours entre terrains et analyses, afin de s’ajuster, mais aussi de suivre les pistes qui émergent des premières données ainsi que les effets d’opportunité.
Ce rapport de synthèse est subdivisé en quatre parties. Premièrement un focus sur les écoles, lieu clef de (re-)production des rapports de pouvoir, lieu de tensions et de luttes générationnelles, mais également lieu de potentielle transformation du secteur depuis la base. Deuxièmement, un focus sur les enjeux relatifs à la place des femmes et des personnes racisées dans le secteur à la croisée des rapports de pouvoir et des discriminations afférentes. Troisièmement, une partie conclusive et enfin, quatrièmement, quelques axes de recommandations. Notons enfin que seuls les éléments analytiques sont repris dans cette note de synthèse ; pour accéder aux données empiriques, il est nécessaire de se tourner vers le rapport complet.
PARTIE 1
Les écoles : un microcosme en tension entre rapports de dominations, créativités et espérances
Les écoles de théâtre sont à la fois des lieux de reproduction des inégalités et des lieux de potentiels changements. Elles structurent la majorité des carrières artistiques passées, présentes et à venir. En produire une analyse détaillée nous a donc semblé indispensable.
Si les rapports d’âge, de classe, de genre, de « race » traversent la société dans son ensemble, ils se donnent particulièrement à voir dans les lieux de socialisation et dans les écoles où les hiérarchies sont particulièrement marquées et explicites. S’ajoutent des spécificités propres au secteur des arts de la scène dont le caractère très sélectif d’un milieu à l’entrée difficile et coûteuse, la rhétorique du talent en amont et au-delà des apprentissages, les logiques de réseautages, le fait de travailler avec l’intime/le corps et donc le toucher, etc., qui seront développées ci-après.
Mettre en avant la particularité du contexte institutionnel est très important, car cela détermine en partie le type de relations sociales qui s’y nouent, les tensions, les conflits, les violences, tout autant que les marges de manœuvre, le contour des possibles. Le milieu des arts de la scène, comme par exemple le monde de la recherche universitaire, est caractérisé par le fait d’être un « milieu sans ailleurs », sans véritable « porte de sortie » qui ne soit pas une sortie définitive du milieu. En effet, les places sont rares et chères, le coût d’entrée important, les réputations et les réseaux centraux. Ces spécificités sont à saisir avec finesse, car elles organisent les rapports en son sein, en ce y compris les rapports de pouvoir et les rapports de genre de manière plus spécifique.
- Un milieu sélectif et potentiellement discriminatoire
Dans ce milieu difficile d’accès, et à haute reconnaissance symbolique (c’est un parcours des combattant.e.s qui nous est décrit, mais un parcours qui se choisit), les critères de sélection se déploient avant, pendant et après la scolarité selon des logiques qui croisent à minima les questions de racialisation, de classe et de genre articulées avec l’indispensable des capitaux sociaux, culturels et économiques nécessaires à la réussite.
Les étudiant.e.s, mais également les professeur.e.s rencontré.e.s, nous racontent un milieu élitiste où posséder un certain bagage de connaissances au préalable, notamment en cultures théâtrales classiques et plus largement une certaine ouverture aux activités artistiques participe grandement de la possibilité de trouver place dans ces écoles sélectives avec examens d’entrée et logiques d’entonnoirs drastiques. Provenir d’un milieu plutôt « bourgeois », selon ce qui nous a été énoncé, participe de la réussite, quant à la possession de capitaux économiques, mais surtout culturels, dans une conception restrictive de ce qu’est ou n’est pas la « culture », majoritairement envisagée en termes de connaissance et d’accès aux « grandes œuvres », seules considérées comme légitimes. Selon cette acceptation, on dira ainsi de quelqu’un qu’il est « cultivé » ou qu’il a « beaucoup de culture », s’il (re)connaît les œuvres (littéraires, artistiques…) considérées comme « chefs-d’œuvre », « patrimoniales », « universelles » et qu’il est en mesure de les décoder et de les apprécier.
Outre la question du capital culturel et social se pose parfois également celle du capital économique. Les différents éléments pouvant être, en certaines situations, indépendants l’un de l’autre. Le milieu est structuré par des rapports de classe assez marqués qui participent de la logique du « sacrifice », alimentée de la rhétorique méritocratique qui oblitère bien souvent les contingences sociales réelles. Gérer ses études, vivre de sa passion, tout en assurant financièrement via un travail étudiant est souvent difficilement compatible en termes de surcharges de travail, de disponibilités à la fois pour les projets et les logiques de réseautage et produit en outre une charge mentale conséquente qui joue, elle aussi, sur les possibilités d’investissements, les disponibilités et, à terme, les carrières.
En arrière-scène des capitaux culturels et sociaux, se déploie également la question des corps : les attitudes, les langues et langages, les vêtements, la capacité à se mouvoir dans l’espace, à décoder le non verbal des évaluateur.ice.s et à y répondre de façon pertinente, et ce dès les concours d’entrée où qualités corporelles, corps sexué, corps racisé, corps de classe jouent de façon prépondérante dans le chef des un.e.s et des autres. Si d’un côté, les candidat.e.s se voient enfermé.e.s dans leur corps biologique et social ; de l’autre, le regard des évaluateur.ice.s est socialement et culturellement situé. Leurs appréciations sont donc relatives à leurs présupposés quant aux qualités qui feront un.e bon.ne comédien.ne.
Par ailleurs, dans les écoles, comme sur les scènes, c’est majoritairement un entre-soi blanc qui se donne à voir. De plus, en reflet du fonctionnement sociétal, nous sont rapportés des actes ou des paroles racistes (notamment via le biais de stéréotypes), plus ou moins explicites, souvent inconscients, par exemple le fait d’amalgamer « corps noir » et « africanité », avec une incidence pour les concerné.e.s sur la possibilité de se déployer dans un univers qui peut dès lors sembler hostile. Par ailleurs, rares sont les personnes racisées qui se présentent aux concours de recrutement des écoles, et, celles qui le réussissent ont généralement un bagage culturel et/ou économique solide. Les personnes racisées avec qui nous avons pu mener des récits nous ont raconté leurs parcours à la croisée des « matrices de domination », avec d’un côté, l’entrelacs du racisme et du sexisme, du classisme parfois, généralement compensé cela dit par un milieu familial où les capitaux culturels occupaient une place centrale.
Des barrières symboliques font également entraves et participent d’un milieu d’entre-soi. Quand on ne se voit pas au théâtre, notamment sur scènes, même si la pluralité dans les autres espaces est également fondamentale, mais moins directement visible, s’y projeter est difficile. Comment imaginer que, peut-être, il est autorisé de trouver place dans cet espace qui continue d’être perçu, mais aussi à de nombreux niveaux de fonctionner, de façon élitiste si les « semblables » paraissent ne pas y exister. Cela vaut bien entendu tant pour les enjeux de classe, de « race », de genre que de validisme, etc. C’est toute la question des rôles modèles qui est ici déployée et de son incidence sur les choix d’études : quelles légitimités, quelles possibilités, quels avenirs ?
Au travers des auditions et des processus de sélection, s’énonce également la question des discriminations genrées qui, dès les concours d’entrée, est dans le milieu assez explicite. Malgré les exigences de parité, les inégalités genrées d’accès aux écoles restent fortes étant donné que moins de garçons y postulent et que les institutions cherchent à préserver un équilibre. En lien avec ce différentiel de départ, dès l’entrée dans les écoles, les logiques de concurrence entre filles sont plus marquées. Concurrence qui leur est par ailleurs clairement exprimée. Dans les cours, disent-elles, leur est énoncé que le chemin sera plus difficile, qu’elles devront en faire plus pour se démarquer, mais en même temps ne pas en faire trop – c’est-à-dire ne pas trop déroger à ce qui attendu – afin de ne pas être stigmatisées dans un contexte où les opportunités de se déployer sont, pour elles, limitées. Elles doivent être meilleures que les autres femmes. Il leur est d’emblée signifié, de façon plus ou moins subtile, qu’elles ne jouent pas dans la même cour que les hommes. Les attentes et les exigences, assorties de fortes pressions intérieures comme extérieures, sont alors plus marquées ; ainsi que le poids des échecs potentiels et les charges mentales dues tant au climat concurrentiel qu’à la surperformance attendue.
- Sexisme, rôles sexués et rapports de genre
Humour grivois, propos déplacés, non-écoute, rôles stéréotypés, mais également violences plus explicites (dragues outrageuses, attouchements, pressions…), autant d’éléments qui participent du climat sexiste qui nous a été relaté. Des maladresses du quotidien aux abus se donnent à voir un fonctionnement sociétal et institutionnel inscrit dans des rapports de pouvoir et des logiques patriarcales où les violences sexuelles et plus largement de genre sont à appréhender en tant que « continuum », dans leur historicité (elles sont à inscrire dans une histoire longue et complexe) et dans la manière dont elles sont articulées. Leurs effets rejaillissent sur les jeunes femmes et leurs possibilités de carrière, mais également sur les jeunes hommes, peu en phase avec les critères dominants en matière de genre, et, les autres, majoritaires, qui voient là renforcés leurs apprentissages des privilèges, de la masculinité et des rapports de pouvoir.
Du côté des étudiantes, mais aussi de certaines professeures, les rapports sociaux de sexe tels qu’ils se jouent dans les écoles, en reflet des dynamiques sociétales, mais aussi de façon spécifique, sont décrits à l’intersection des différents degrés de sexisme tels que théorisés par Sarlet et Dardenne. Entre « sexisme bienveillant », qui par exemple tend à enfermer les jeunes femmes dans des visions du féminin stéréotypées (fragiles, douces…), « sexisme ordinaire » dans les traits d’humour, les regards, les gestes ambigus, les commentaires subtilement déplacés, et « sexisme hostile », dévalorisation de la parole des femmes, atteintes et abus, c’est un climat fortement marqué par l’implicite de rapports de genre stéréotypés et de leurs violences qui s’énonce.
Comme le note Mathieu Trachman, « certaines cultures professionnelles, certains espaces sociaux favorisent la survenue et l’occultation des violences de genre, en particulier dans les activités qui impliquent des processus de sexuation et de sexualisation importants ». Dans les milieux artistiques, « les violences ont lieu dans un monde où les rapports de travail sont fortement personnalisés, relèvent pour une part de logiques charismatiques et vocationnelles, où les coûts d’entrée sont particulièrement importants pour les femmes, où l’apprentissage précoce produit des rapports d’âge spécifiques et où les compétences féminines sont souvent naturalisées », et où, enfin, « certains aspects de la relation pédagogique, dans laquelle les rapports hiérarchiques peuvent être érotisés » contribuent « à entretenir une porosité entre apprentissage, séduction et harcèlement sexuel ».
Le fait de travailler à partir/avec les corps est évidement une spécificité du milieu à laquelle il n’est pas possible d’échapper. Ce qui nous amène à réfléchir à ce que cette particularité induit et aux possibilités d’apprendre et d’enseigner dans le respect des limites de chacun.e. Ce qui, pour les un.e.s, est vu comme indispensable à renfort d’arguments pédagogiques, et qui ne peut donc être questionné, peut, pour les autres, être vécu comme une atteinte, une pratique non consentie, un abus. Les tensions sont ici explicites. Le contraste entre les perceptions et les vécus des étudiant.e.s rencontré.e.s et le discours de « l’ouverture du théâtre », du « théâtre comme milieu de l’expérimentation libre, voire libertaire », tenu principalement par des enseignants, hommes blancs d’un certain âge, majoritaires dans les lieux de transmission et de pouvoir décisionnel, est assez marqué.
Par ailleurs, l’injonction faite aux femmes d’accepter leur sort est forte, d’autant plus rappelons-le dans un contexte éminemment concurrentiel. La banalisation des pratiques sexistes amène aussi un climat de culpabilité des filles concernant les violences qu’elles subissent. Les signes donnés dans les écoles, les institutions, etc., mais également les signes que la société renvoie sont à ce propos importants en ce qu’ils banalisent, normalisent ou condamnent les comportements.
Par ailleurs, les réseaux, les relations et les réputations sont très importants pour espérer trouver place dans le milieu. La constitution des carnets d’adresses et des réputations a dès lors déjà une grande importante durant les études. Le pendant de cette dynamique est évidemment le potentiel contrôle social que cela provoque et qui invite tacitement à se plier aux règles du jeu sous peine d’exclusion selon des modalités pédagogiques qui, en outre, sont décrites comme « verticales ». Les étudiant.es relatent de fortes solidarités entre professeur.e.s structurées en logiques de réseaux qu’il faut parvenir à intégrer pour espérer avoir un jour du travail. Dans ce petit milieu où les réputations, les relations de copinage, les réseaux prennent beaucoup de place, bien s’entendre avec les professeur.e.s est décrit comme fondamental pour avoir plus d’opportunités professionnelles. La nécessité intériorisée de « plaire » aux professeur.e.s est particulièrement forte en lien avec cette étanchéité entre temps de l’école et temps de la carrière. Il s’agit de réussir sa formation (faire bonne impression, s’en sortir) et d’avoir accès au monde professionnel.
Ce climat singulier participe, pour les jeunes femmes en particulier, d’une intériorisation des places à occuper, des attitudes à déployer, comme étudiante, mais aussi comme femme, sur base évidemment d’implicites parfois subtils, mais aussi de la réalité chiffrée. Dans un paysage où il y a « trop » de diplômées en lien avec les possibilités et la durée potentielle des carrières (les rôles féminins étant notamment moins nombreux dans le registre classique et cet aspect de la question actuellement encore très peu interrogé), il s’agit de faire attention à ne pas s’attirer les foudres de celleux qui détiennent les clefs d’une possible réussite et, dès lors, de faire ce qu’il faut pour sortir du lot. Notons que ce contexte amène notamment certaines étudiantes à ne pas oser se plaindre en cas d’abus, de peur d’être mal perçues par l’équipe pédagogique et de voir leurs opportunités professionnelles se fermer.
- Rapports de pouvoir et tensions générationnelles
Dans les écoles, s’observent actuellement de fortes tensions générationnelles avec du côté des anciennes générations l’expression d’une certaine frustration, mais aussi d’une résistance au changement que nous pourrions résumer comme étant le contre-effet #MeToo : « on ne peut plus rien faire », « on ne peut plus rien dire », « on est surveillé tout le temps », « nous sommes dans une société moralisatrice, plus rien n’est permis », etc. Et de l’autre, de jeunes générations, plus critiques, voire revendicatrices, notamment sur les questions de genre.
Il important de préciser que nous ne sommes évidemment pas face à des blocs uniformes. La pluralité des points de vue se donne à voir d’un côté comme de l’autre. D’une part, toutes et tous les étudiant.e.s, en fonction de leur biographie et leur socialisation, de leur vision des rapports de genre, de classe et de « race », de leur sensibilité face au sexisme et au racisme, mais aussi des expériences vécues ne partagent pas l’ensemble des critiques ici émises et/ou les moyens de lutte énoncés. D’autre part, les dynamiques enseignantes ne sont pas épargnées par les disparités genrées et générationnelles. En fonction des histoires, des trajectoires les ouvertures au changement sont relatives et souvent mises en tension avec la volonté de « conserver la liberté d’enseigner ».
Les revendications des étudiant.e.s quant aux comportements discriminants viennent aussi confronter les pratiques établies. Le chemin du changement n’a rien d’évident. Les revendications bousculent, bouleversent et demandent, outre de la volonté, des temps plus ou moins longs d’adaptation. Au-delà des âges en tant que tels, c’est un contexte culturel en changement qui se dessine où des visions du monde, et, au sein de ce dernier, des pédagogies, des modalités de travail, des rapports genrés, s’entrechoquent. Au quotidien, des conceptions difficilement compatibles se confrontent notamment à propos des rapports interpersonnels, du type de langage, du rapport au corps et à l’intime, des contenus et des modalités de travail et/ou pédagogiques dans un cadre sensible et singulier, puisqu’il s’agit, côté étudiant, de tenter de revendiquer sans en subir les revers dans un milieu structuré par les réseaux et les réputations.
Il importe également de réinscrire ce « choc des générations » dans les rapports de pouvoir et les hiérarchies qui traversent les établissements. L’explication générationnelle pour pertinente qu’elle soit n’est pas suffisante. Outre la dimension de transformation culturelle, et donc sociétale, des rapports sociaux notamment en matière de genre et de « race » déjà évoquée (dynamique qui dépasse de loin le milieu des arts de la scène même si elle y est particulièrement visible) : adopter un regard systémique nous permet de penser également les fonctionnements, les tensions, les conflits, les violences et les modalités de changements en fonction des places occupées au sein des institutions. Les moyens de pression sur les directions sont en effet situés et différenciés entre les professeur.e.s nommé.e.s et celleux de passage, étudiant.e comme enseignant.e, aux places fragiles et peu sécurisées. D’un côté, les risques de la contestation sont gigantesques (être stigmatisé.e, exclu.e…) ; de l’autre, les risques de sanction sont actuellement minimalistes.
Enfin, ces tensions provoquent des charges mentales conséquentes exprimées surtout par les étudiantes, mais aussi de jeunes professeures, obligées de faire en permanence le grand écart entre ce qu’on leur demande, ce qu’on attend d’elles ET toute une série de choses avec lesquelles elles ne sont pas en accord dans le déroulé des cours, dans les choix de textes, dans les choix de mises en scène… Les étudiantes rencontrées mettent également en avant que le fait d’être plus conscientes des inégalités, et dès lors plus critiques, que les générations précédentes joue aussi d’un point de vue psychique du fait de se sentir en porte-à-faux avec leurs valeurs. Se pose dès lors, dès le parcours de formation, la question des répercussions de cette charge mentale, de ce vécu en porte-à-faux sur les performances artistiques et la créativité.
PARTIE 2
Femmes et personnes racisées à la croisée des rapports de pouvoir
Deux angles d’approche principaux seront ici traités : la question des narrations et des corps en scène ainsi que celle des espaces-temps de sédimentation entre « plancher collant » et « plafond de verre ».
La question des narrations est centrale et elle porte en elle un enjeu sociétal majeur : quelle « communauté imaginée », qui fait ou ne fait pas implicitement partie du « nous », des « allants de soi », des pairs à la citoyenneté d’évidence, qui est autorisé.e à se raconter, quels récits sont nommés/perçus comme davantage légitimes, comme partie intégrante du patrimoine, à portée « universelle », considérés comme plurivoques malgré leur univocité…
Nous nous sommes également penchés sur ce qui fait entraves et produit, depuis les écoles jusqu’aux directions de théâtre, les inégalités. Quelles opportunités ? Comment se déploient-elles ? Comment sont-elles distribuées ? Quelles épreuves, quelles étapes éliminatoires ? Quelles représentations stéréotypées, avec quels effets ? Quels mécanismes de reproduction des pratiques instituées ? Quel effet du climat sexiste et raciste sur le champ des possibles ? Quelles fatigues ? Quelles luttes ?
- Quelles pluralités, quels corps, quels récits
Qui est sur scène (quels corps, quelles histoires…), de qui sont les textes partagés, ce qui ouvre à la question du matrimoine, qui met en scène, qui est devant/derrière la caméra, et, dans une logique de triangulation entre l’œuvre, l’artiste et le public, à qui cela s’adresse-t-il ? Autant d’interrogations cruciales qui amènent d’emblée à l’éternelle et néanmoins irrésolue question : du théâtre, du cinéma, de l’art : par qui, pour qui ?
Derrière les choix de programmation et de personnel dans les équipes, souvent, dans les discours qui tendent à justifier les écarts avérés par les études et les veilles statistiques dont nous nous permettons ici de réitérer l’importance, les critères de qualité d’une pièce, d’un projet, d’une mise en scène nous ont été présentés comme plus importants que la recherche de parité ou de « diversité » « à tout prix ». Notons qu’au travers de ces discours, suite aux études de ces dernières années et à leur médiatisation, s’énonce néanmoins une certaine conscience de la problématique, sans qu’elle soit d’emblée assortie d’une volonté de changement.
D’une part, ces tensions entre qualité et parité, entre qualité et « diversité » sont présentées de façon récurrente comme des arguments infaillibles, « sortables », peu interrogés alors que, notamment, malgré le nombre de femmes artistes, cela induit que les « bons » spectacles de et/ou avec des femmes ne seraient pas suffisants en nombre. D’autre part, parler de « diversité », vocabulaire de l’euphémisme, plutôt que d’inégalités et de souci de restauration de formes d’équité et de justice permet que le débat soit dévié, réorienté, travesti, détourné, puisque ce dont il s’agit n’est pas clairement établi et encore moins inscrit dans des questions sociétales et institutionnelles.
Ainsi, diversité artistique et diversité sociologique sont souvent mises en tension comme si elles reflétaient des enjeux d’égale importante ; comme si, par ailleurs, elles existaient indépendamment l’une de l’autre. Les conceptions sont mises en concurrence et les enjeux présentés comme identiques. Pluralité des formes et inégalités de genre et/ou raciales sont ici mises en opposition, avec souvent peu de conscience des intrications entre les sphères tant il est clair que nos représentations et nos comportements, et dès lors, les choix que nous posons, sont le fruit de nos socialisations et des places que nous occupons dans la société.
Par ailleurs, beaucoup de discours mettent également en avant le fait que si les programmations ne sont pas, en termes statistiques, équilibrées, malgré l’absence de créations portées par des femmes, beaucoup de thématiques « féministes » y sont abordées. Sans entrer dans le débat difficile de la pertinence et de la légitimité de créations portées par des hommes pour aborder des questions féministes, convaincue que c’est d’une pluralité de regards dont la société a besoin, cela soulève néanmoins d’autres enjeux : en termes de posture, en lien à nouveau notamment avec les socialisations, les places occupées, les expériences incorporées, un homme qui parle des femmes, est-ce la même chose qu’une femme, le fait-il depuis le même endroit ? Dans le même ordre d’idée une femme qui parle des femmes ou une femme racisée qui parle des femmes, est-ce la même chose, parlent-elles du même endroit ? Et dès lors, pour en revenir aux spectacles féministes portés par des hommes, leurs approches se suffisent-elles, ses programmations permettent-elles de répondre ou de couper court à la question de la parité et de pluralité des narrations ?
De plus, des femmes en avant ou arrière de la scène, cela signifie-t-il d’emblée que ce sont de questions féministes dont il s’agit. Opter pour la parité est un acte féministe, mais une femme peut très bien souhaiter traiter de thèmes qui ne la cantonnent pas à être dans la lutte, à être porte-parole d’une seule cause ou encore à s’inscrire dans le théâtre revendicatif, politique, socialement engagé.
Cette problématique cruciale des hommes porteurs d’universel à l’intérieur duquel les femmes viennent introduire de la différence reste pour beaucoup un impensé. Comme l’analyse avec finesse Hélène Marquié « l’écriture singulière d’une femme sera écriture féminine, quand le même texte, produit par un homme, sera écriture poétique ». Les femmes assignées à leur sexe, mais aussi assimilées au corps des autres femmes, prenant d’emblée la parole pour toutes à l’exclusion de tous, sont vues comme ne pouvant traiter que certains sujets, ou rendant les sujets qui ne sont pas d’emblée considérés comme de leur ressort « féminin », dans le sens stéréotypé du terme. Obligées malgré elles de « représenter un collectif ‘femme’ en dépit de toute singularité », elles se voient privées de la possibilité reconnue de « représenter le genre humain ».
Il s’entend que les mêmes mécanismes valent pour les personnes racisées, notamment pour les femmes, dont le champ des possibles se voit encore davantage réduit par leur double singularité de « race » et de genre qui les enferment d’autant plus dans des attentes assignées tout en étant perçues comme doublement et irrévocablement hors de la possibilité de l’universel, tel qu’imaginé dans le milieu, et plus largement dans la société.
En lien avec le climat de revendications actuelles, la démarche de se mettre en quête des créations réalisées par des femmes nous est souvent présentée comme « nécessaire », mais aussi « nouvelle », « difficile ». Dans le même ordre d’idée, c’est la notion d’« efforts » qui est mobilisée quant à l’intérêt et aux connaissances ou méconnaissances des narrations subalternisées, notamment postcoloniales, et plus largement produites depuis les marges et/ou à partir d’un point de vue non eurocentré. Tout comme pour les enjeux de matrimoine, cela nous invite à nous interroger sur les creux, les silences, les manques de nos mémoires collectives et partagées. Ce corpus oublié des enseignements, des partages, des mises en écriture et en scène appauvrit les possibilités créatives.
La question de la représentation, c’est aussi celle des publics qui est souvent pensée en termes communautaristes. Publics dont il est dit qu’ils ne se seraient pas prêts, par exemple, à ce que la jeune première d’un texte classique soit « noire », ou, et je reprends les mots qui m’ont été transmis, « grosse », sans que les critères de ce que recouvre cette idée/notion de « public » ne soient interrogés.
En effet, de quel public, s’agit-il ? Les fidèles, les conquis ou bien une version plus large. Cette question, surtout lorsqu’il s’agit d’aller au-delà de la représentation diversifiée des corps sur scène – c’est-à-dire d’être dans d’autres textes, d’autres créations, d’autres points de vue –, est aussi reliée aux enjeux financiers sous-jacents. Sommes-nous dépendant.e.s d’un public conquis ? Doit-on rendre des comptes ? À qui, sur quels critères, sous quelles formes ? Doit-on être rentables ? Plutôt que de se retrancher derrière la potentielle fatalité qu’induisent ces questions, cet enjeu nous amène à repenser également le fonctionnement et la composition des équipes de direction, des CA, des différentes commissions ainsi que les critères d’attribution de subsides, de bourses, de prix.
Ainsi, les mondes du théâtre et du cinéma, sous certains aspects, semblent encore régis par des représentations de type « naturaliste ». Les stéréotypes structurent en partie la manière dont les rôles sont attribués et attribuables. « Tu n’as pas d’emploi », se fait par exemple dire cette comédienne, ni maigre, ni grosse, ni blanche, ni noire… Comme l’analyse Françoise Vergès, « la structuration raciale des mentalités et des représentations vient de loin », partie intégrante de nos mémoires individuelles et collectives. Sans mise au travail, sans remise en question volontaire et profonde, les schémas sont amenés à se reproduire sans fin.
La socialisation aux « imaginaires naturalistes » et l’apprentissage des stéréotypes, par la suite reproduits, ont déjà lieu dans les écoles et traversent les enseignements avec notamment des injonctions à la « féminité » et à la « masculinité », parfois vécues comme des violences. Dès les premiers pas dans le milieu des arts de la scène, se comprends, se devine, s’affermit l’idée qu’il y aurait des rôles de femmes, d’hommes et à l’intérieur de ces catégories, des sous-catégories, des hiérarchies en fonction notamment des corps.
Ces contextes d’apprentissage rejaillissent sur les possibilités professionnelles. Des témoignages reçus, mais aussi des études similaires sur le sujet, sexisme et racisme s’entrecroisent et entravent bien souvent les possibilités en matière d’obtention de rôle. Comme le dit Alma, comédienne racisée et dont l’apparence ne correspond pas, selon elle, aux carcans de beauté majoritaires : « Quand tu es noire, c’est le corps qui parle. Mon corps est parlant, signifiant. Je n’ai pas encore ouvert la bouche qu’on cale quelque chose sur ma présence ». Les comédiennes racisées rencontrées relatent la charge mentale que cela représente et la force nécessaire pour ne pas abandonner ainsi que les ressources trouvées auprès d’autrices afroféministes pour saisir leurs vécus et les réinscrire dans les rapports sociaux de domination qui permettent de sortir d’une approche individualiste du talent et du mérite qui attribue les échecs aux seuls manquements supposés de la personne en dehors des contextes sociaux.
Ces corps qui parlent, sexualisés, racisés, idéalisés, Valérie Rolle et Olivier Moeschler, dans leur ouvrage à propos du métier de comédien·ne en Suisse, les présentent sous ces mots : « tyrannie de la tronche ». Dans cette logique « tyrannique », la question de la corpulence, plusieurs comédiennes utilisent la notion de « grossophobie », et celle de la couleur de peau jouent de manière prépondérante.
Cette tyrannie oblige parfois à « performer l’identité », celle qui est attendue, quand l’intérieur de la personne et son apparence, en tous cas ce qui est projeté, imaginé, à partir de son corps, ne correspondent pas. Les actrices noires, notamment, racontent cette obligation de surcomposer, surjouer, notamment un accent, de « s’africaniser », alors que belges, françaises…, quand les rôles proposés ne sont que, je cite, des « Fatou », sans-papière, femme de ménage, servante, prostituée… Ce qui s’observe est souvent du ressort de la caricature des personnes racisées avec des processus d’enfermement dans certains rôles types. Et évidemment les opportunités sont moindres. Ce faisant, se déploient, insidieusement, des pratiques de discriminations des personnes racisées dans les écoles, et, plus tard à l’embauche.
Dans son étude à l’école du théâtre national de Strasbourg, à propos de ces mêmes processus, Adrien Thibault parle « d’auto-sexualisation et d’auto-racialisation » des comédien.ne.s invité.e.s à se conformer à ce qui est attendu. Notions qui résument assez bien les dynamiques que nous avons observées, en mettant en exergue le double mouvement d’assignation, en lien avec les représentations sociales et les stéréotypes, et de soumission contrainte, mais néanmoins consciente, aux règles du jeu par des formes de mises en scène de soi.
Attribuer les rôles en fonction de la couleur de peau enferme dans les corps, nie les capacités d’acteurices des artistes, leurs possibilités créatrices, sans compter la marge très limitée des possibles, puisqu’exclu.e.s d’emblée des distributions lorsqu’il n’y a que des rôles dits « de Blancs ». C’est tout un inconscient collectif sur les femmes et les personnes racisées, les personnes non blanches, qui est à mettre au travail.
Dans ce milieu où les corps sont centraux, où dans les offres d’emploi, les caractéristiques physiques peuvent être mises en avant, s’installe la possibilité de remarques discriminatoires sans qu’elles ne soient pensées comme telles. Les commentaires se font sans détour et la violence qu’ils recèlent pour les récepteur.ice.s n’est pas toujours conscientisée. Simplement on dit ce qui est de façon bien plus directe que dans le reste de la société (par exemple, tu es trop « grosse », trop « foncée » pour ce rôle) où ce genre d’attitudes, en dehors bien entendu de logiques de dénigrement et/ou de harcèlement, se font plus discrètes, et font souvent, tout de même, l’objet de réprobation collective. Ici, ces mécaniques sont institutionnalisées, incorporées, implicites, ancrées dans les habitudes, les pratiques, les représentations.
- Quelles possibilités de carrière : seuils d’élimination et espaces d’opportunité
« On constate l’absence des femmes, nous dit Martine Delvaux, on pense leur effacement ou leur domination, leur humiliation, leur sacrifice… mais est-on capable de penser l’omniprésence masculine ? Ce que Virginia Woolf appelait pouvoir hypnotique de la domination et qu’on pourrait décrire comme l’état de fait de l’entre-soi des hommes. Une non-mixité si vaste, si étendue, si généralisée, si ordinaire, en somme, qu’elle passe inaperçue. »
Cette interrogation cruciale et les questions présentées ci-devant nous amènent à tenter de repérer de façon plus systématique, outre la question des rôles et des stéréotypes, les récurrences qui nous permettent « d’expliquer les raisons pour lesquelles, à formation et compétences égales, l’espace d’opportunité des hommes et des femmes n’est pas le même » ; et, par ailleurs, les raisons pour lesquelles « l’espace d’opportunité » des femmes qui ne correspondent pas aux stéréotypes de la jeune première et/ou d’origine modeste et/ou racisées s’en trouve encore davantage réduit. Ainsi, dans son étude intitulée Trajectoires professionnelles des artistes femmes en art dramatique. Singularités et mécanismes du « plafond de verre », Raphaëlle Doyon met en exergue la nécessité de repérer « les seuils d’élimination » et les « étapes où se sédimentent les inégalités tout au long des parcours professionnels ».
Nous l’avons vu, la question se pose dès l’entrée dans les écoles, depuis les concours et leurs critères, avec déjà les corps qui parlent, en termes de phénotypes, de classe sociale (les postures, les accents, la connaissance des classiques…), mais aussi lors des premières années éliminatoires. À l’intérieur des groupes d’étudiant.e.s et par la suite des groupes de travail, des troupes, les relations sont elles aussi en partie conditionnées par des rapports de pouvoir, des rapports de classe, des hiérarchies de genre, d’âge, mais aussi des représentations de soi et des autres empreints d’idéologie raciale, souvent inconscientes, voire déniées. La question de l’inégalité se pose évidemment et souvent de manière encore plus cruciale, car le chemin est engagé, et ce, parfois, au prix de nombreux sacrifices, à la sortie des écoles, où l’insertion dans le monde professionnel est elle aussi stratifiée.
Dans les différentes observations, dans les récits, une fois sorti.e.s des écoles, cinq dimensions carrefours principales nous été énoncées : les ressources sociales et culturelles, en ce inclus les socialisations genrées qui préparent davantage les hommes à occuper des fonctions à responsabilité ; l’importance des réseaux dans un milieu structuré par des logiques de cooptation ; l’articulation vie professionnelle/vie privée et notamment l’enjeu de la parentalité, éminemment genré ; les stéréotypes par rapport aux fonctions occupées et enfin la prégnance du sexisme et du racisme ordinaire et de leurs effets.
Les relations sociales, bien qu’en partie préexistantes, reposent aussi sur des opportunités inégalement distribuées. Nous l’avons déjà esquissé dans la partie sur les écoles, les réseaux sont très importants dans les possibilités de faire carrière, mais les moyens de les constituer, d’être cooptés, outre la question des conditions socio-économiques – avoir le temps et les moyens nécessaires pour aller dans les événements culturels divers, mais aussi dans les bars, discuter, rencontrer les « bonnes personnes » et se faisant se faire connaître – sont notamment genrées… Comme l’énonce Raphaëlle Doyon : « L’accès aux réseaux sociaux informels étant un élément majeur d’entrée, de maintien et de reconnaissance comme artiste, la plus forte propension des hommes à bénéficier de réseaux efficaces tout au long de leur parcours favorise leurs carrières, comparativement à celles de leurs collègues femmes, même dans l’accès aux positions d’autorité où la compétition n’est plus sexuée a priori ».
En outre, la question de la maternité, ici, comme ailleurs dans la société, joue encore souvent contre les femmes. Qu’elles optent pour un renoncement ou qu’elles tentent de tout combiner. Elles restent celles dont les corps portent les enfants, celles aussi qui bien souvent s’en occupent majoritairement, ce qui peut compliquer la gestion des agendas (notamment le travail en soirée et les tournées…) et fermer des portes. La question des « corps modifiés », et nous avons vu combien ces éléments de la corporéité sont centraux, outre la maternité, renvoie également à celle de la vieillesse. Permettons-nous ici une petite parenthèse pour signifier combien l’âgisme, les représentations sociales différenciées associées à la transformation inéluctable des corps par le temps pour les hommes et les femmes, à une incidence sur la montée, mais aussi la durée, en carrière.
Pour en revenir à la parentalité, les femmes racontent devoir affronter les remarques et les préjugés « après si tu veux des enfants, bah ce n’est peut-être pas le métier le plus facile parce que c’est la nuit… » dans une société au sein de laquelle cette question est encore en grande partie considérée comme de leur responsabilité sans réelle prise en charge collective. Maternité qui joue dès lors sur les possibilités de carrière et d’accès à des postes à responsabilité quand combiner parentalité et vie professionnelle est si compliqué. Dès lors, même quand les hommes et les femmes ont accès aux mêmes opportunités, les conditions ne permettront pas forcément aux femmes d’en profiter de la même manière et de continuer leurs avancées. Outre les pressions, les tensions, s’invitent charge et fatigue mentales de devoir gérer vie privée et vie professionnelle et, à terme, se dessinent des parcours entravés.
Les seuils d’élimination sont aussi interreliés aux stéréotypes genrés qui structurent le milieu et la société. De manière générale, les femmes metteuses en scène notamment nous racontent combien il leur est difficile d’être prises au sérieux, ce qui bien entendu à une incidence sur l’obtention de soutiens, mais aussi sur le déroulé des projets et à terme des carrières. Par ailleurs, nous est raconté un traitement différent selon le genre lorsqu’il y a un problème, les femmes étant plus facilement critiquées. De plus, leurs demandes sont plus aisément remises en cause.
Déjà durant les études, et ensuite dans les carrières, peu importe les postes occupés (même dans des places de direction, nous y reviendrons dans le point suivant), la charge mentale de devoir se construire une carapace de protection contre le manque de reconnaissance et d’écoute est très forte, sans même parler de la question du sexisme. Dans les réunions, les femmes rencontrées racontent que leur parole est décrédibilisée, considérée comme ayant peu de valeur.
À force d’être dénigrées, les femmes nous racontent une tendance à l’autocensure, pour ne pas faire de vagues, passer entre les gouttes, faire ce qui est attendu. Cette tendance à l’auto-frein pour se protéger des lieux et des remarques sexistes entrave les possibilités de déployer leurs narratifs singuliers et leurs êtres artistiques. Leur liberté créative s’en trouve concrètement limitée. Cette approche situationnelle de la liberté est souvent ignorée et/ou dénigrée par celleux, actuellement en position de décideurs (professeurs, directeurs de théâtre…), qui appellent au statu quo voire aux marches arrière, nostalgiques d’une époque où « personne ne venait regarder et encore moins critiquer » les directions prises et leur manque de pluralité. Les divers mécanismes de protection que nous relatent les femmes rencontrées ont donc des effets concrets sur les possibilités de carrière, notamment sur les possibilités d’occuper des postes à responsabilité au vu de leurs CVs moins fournis.
- Poste de direction, parité et reconnaissance
Une fois saisi, comme nous venons de le faire, ce qui empêche, entrave, freine les carrières, regarder du côté des femmes qui malgré les planchers collants et les plafonds de verre occupent un poste à responsabilité nous permet de saisir que la question de la parité, pour essentielle qu’elle soit, ne résout pas tout. En effet, une fois directrice, metteuse en scène, gestionnaire de projet, etc., de nouveaux obstacles se dressent.
Les femmes rencontrées avec qui nous avons eu la possibilité de réaliser un entretien ethnographique nous ont toutes partagé des vécus difficiles. Si aujourd’hui, elles occupent un poste important et/ou elles dirigent leurs propres projets, les embûches de petite et grande envergure sont néanmoins quotidiennes. Même si elles font bonne figure et qu’elles ne veulent surtout pas mettre leurs dites « faiblesses » sur le devant de la scène par peur d’être décrédibilisées, elles vivent des difficultés spécifiques du fait de leur être sexué « femme » et des rapports de domination à l’œuvre.
Elles soulèvent en outre de manière forte les questions de la reconnaissance (être prises au sérieux) ainsi que du sexisme et racisme latents ou explicites. Aux femmes qui, malgré tous les espaces de sédimentation, franchissent les multiples barrières, il est demandé de façon plus ou moins implicite (les mots, les gestes, les silences, les rumeurs…) d’en faire plus, de faire davantage leurs preuves. Et, bien évidemment, elles sont attendues au tournant de leurs erreurs pronostiquées.
Les difficultés et les échecs, que tout un chacun peut rencontrer, outre leur plus grande probabilité par notamment le manque de soutien et de crédit sont aussi associés au fait d’être « femme », avec comme sous-texte « on t’a laissé ta chance et évidemment, tu n’as pas eu les épaules ». Et les logiques de codirection ne font pas forcément, au contraire, barrage à ces fonctionnements institués où tendent à se poursuivre les structures sociales de domination inhérentes à notre société.
De manière générale, les femmes directrices d’institution rencontrées se disent peu prises au sérieux, peu écoutées et cela vaut aussi, parfois à l’intérieur de leurs propres équipes au sein desquelles tout le monde ne voit pas forcément d’un bon œil le fait d’être dirigé par une femme et où faire autorité et être reconnues ne vont pas de soi… Outre les moments de négociation autour des projets, l’exemple des réunions est revenu dans de nombreux récits, moment qui cristallise et met en scène les places, les rôles, les statuts, les jeux de pouvoir. Dans les réunions, disent-elles, il y a peu d’écoute des femmes qui se sentent alors décrédibilisées et qui, en certains cas, à force de déconvenues, mais aussi pour se préserver, n’osent plus ou font le choix de ne plus s’exprimer. Bien entendu, des ruses, des stratagèmes se développent également pour tenter de sortir des rapports sexistes qui enferment et empêchent d’être prises au sérieux, comme « faire la grande gueule comme eux », « être très autoritaire », ne pas laisser place à la discussion, se « masculiniser » pour éviter les discriminations liées à la condition de femme ou encore créer sa propre compagnie, mais à quel prix ?
Aller contre ce qui a aussi été intériorisé d’une certaine infériorité, par ailleurs rappelée en permanence, est très difficile et vient créer, alimenter, aviver, en fonction des histoires singulières, un manque de confiance dans le chef des femmes en poste de direction et renforcer les vécus d’illégitimité. Les discours qui leur sont renvoyés, les galères qu’elles doivent affronter, les humiliations et les remises en cause quotidienne, les logiques paternalistes épuisent et viennent porter atteinte à l’estime de soi, déjà bien souvent fragilisée, par les parcours et les normes sociétales transgressées.
Processus de dénigrement et d’autodénigrement s’entremêlent pour ces femmes en lutte pour être reconnues compétentes. Avec un discours transversal qui vient dire : dès que c’est important, signifiant, reconnu, alors ce n’est pas pour les femmes. La question de la légitimité, déjà évoquée, est centrale. Les femmes directrices ont exprimé beaucoup de peurs à ce sujet, ne pas perdre les soutiens, ne pas fâcher, ne pas rompre avec les héritages et en même temps, tenter d’assumer quelque chose de différent. Des tensions se marquent entre leur volonté d’être reconnues par le milieu (et là en gros ce sont des hommes) et leur volonté de ne pas trahir la cause féministe et les luttes en cours, tensions également entre leur volonté d’accomplissement personnel (et donc jouer le jeu) et leur souhait de changement collectif.
Tout ce travail pour saisir le jeu, s’en départir, trouver place, lutter contre les assignations, faire taire la petite voix qui insinue le doute, combiner les attendus et les envies, ne pas renoncer parfois à un projet de maternité, tant que la question de la parentalité reste structurée par des inégalités criantes en termes d’impact sur les carrières, provoque épuisement et, chez certaines, découragements, replis vers de plus petits projets, de plus petites structures sachant que de toutes les manières, certains seuils restent pratiquement infranchissables… Tout comme les étudiantes, elles relatent également la charge mentale qui leur incombe à divers niveaux : faire davantage ses preuves, ne pas se laisser enfermer dans les stéréotypes, faire face à la hiérarchisation des pratiques (le théâtre pour enfants davantage dans les mains des femmes étant par exemple moins considéré) ou encore gérer le climat sexiste de nombreuses réunions… Elles énoncent une certaine fatigue de devoir prouver/justifier qu’elles sont en poste en lien avec des compétences (et non, je cite « parce qu’on est mignonne » ou « qu’on a couché »), mais aussi de cette gestion quotidienne des rapports de genre.
Enfin, il est important de noter que, qu’elle soit directrice d’une grande ou petite structure, une femme en position de pouvoir peut aussi, bien entendu, reproduire un système violent dans lequel elle a été socialisée, et ce avec plus ou moins de conscience, en lien avec les héritages, les habitus, les soifs de reconnaissance selon des critères issus de notre histoire patriarcale et les modalités de gouvernement qui les accompagnent. Ceci dit, dans la majorité des cas, les femmes occupant des places à responsabilité que nous avons rencontrées ouvrent des discussions clefs sur les modalités de direction. Avec une attention à ne pas tomber dans le piège de la naturalisation « toutes les femmes ceci, toutes les femmes cela », s’observent néanmoins de fortes récurrences dans les vécus, car travaillés par les mêmes inégalités et nourris de mêmes volontés de changement. Avec nuances et diversité, mais de façon assez transversale, les femmes directrices se proposent notamment d’une manière ou d’une autre de sortir de la logique de verticalité : en s’adjoignant un collectif, en collaborant avec des groupes de travail pluriels « comment prétendre tout savoir ? », en proposant d’autres modalités de prises de décisions et de travail, en codirigeant…
Le climat est aussi singulièrement différent et certaines choses deviennent inadmissibles alors que dans d’autres contextes, elles se reproduisent sans être interrogées. L’entre-soi masculin n’étant plus possible en terme absolu ou relatif, c’est-à-dire de modalités de fonctionnement, dès lors les risques de comportements et discours sexistes diminuent. Ce qui, on peut l’imaginer, car les expériences restent rares et modestes, aurait le même effet sur les comportements racistes.
CONCLUSIONS
Nos résultats de recherche nous amènent à soulever de nombreuses questions fondamentales, passages obligés en vue de potentielles transformations structurelles au sein du secteur en faveur de davantage d’équité et de pluralité. En clôture de ce rapport de synthèse, nous en mettrons quatre en exergue avant de passer à quelques éléments de recommandations.
- Du sexisme ordinaire aux inégalités de genre et aux violences sexuelles
Ce qui émerge actuellement du terrain nous montre que la question du genre ne peut plus être ignorée (contexte sociétal : #MeToo, F(s), etc.). Qu’elle soit ou non prise en compte dans les pratiques, elle fait partie des préoccupations ainsi que des zones de frustrations et potentiellement de conflits dans le secteur. Il est donc primordial d’y accorder une attention politique.
Premièrement, les différents mouvements actuels, les lieux de pression, de dénonciation, mais aussi de mise en avant des inégalités ou encore des matrimoines oubliés, ont, de manière palpable, une incidence à différents niveaux : sur les luttes, les volontés de changements, les candidatures collectives et/ou de femmes à la tête des institutions, les débats, les colloques, mais aussi sur les narrations émergentes, qu’elles suivent l’air du temps ou se sentent enfin légitimes à éclore. Cela dit, ces transformations prennent place dans un milieu qui nous est raconté comme étant traversé par des vents contraires quand volontés de changement et mécanismes de résistance en vue du statu quo se toisent, quand les notions de « diversité », de « liberté », de « pluralité » ont des sens différenciés en fonction des places et des expériences vécues difficilement conciliables ou encore quand les avancées en matière d’équité et de rééquilibrage alimentent des mécanismes de peurs, des tensions, voire des conflits. Peurs et tensions qui sont nourries tant de méconnaissances que de savoirs situés, de rapports d’intérêts et de privilèges. Peurs et tensions qui, parfois, viennent faire explicitement ou implicitement entraves aux possibilités de transformations structurelles. Peurs et tensions nourries de méfiances réciproques qui crispent et cristallisent les débats, empêchent les discussions de fonds et les possibilités de rencontres réelles, quand d’un côté les colères issues des violences accumulées, violences qui sont aussi celles des paroles ensilencées, et de l’autre, les dynamiques de déni, de repli, d’auto-défense, de « victimisation » (« on nous accuse, mais moi, je n’ai rien fait », « nous ne sommes pas les pires », « nous avons tout de même mis des choses en place », etc.) s’entrechoquent.
Deuxièmement, le climat sexiste qui nous est décrit, fruit du patriarcat, est en tension avec les représentations progressistes à l’égard et au sein du milieu. Les critiques sont dès lors particulièrement difficiles à entendre puisqu’elles obligent à assumer des parts de soi peu reluisantes, voire clivantes, parfois inconscientes. Pourtant, le sexisme est un problème sociétal qui impacte le monde du spectacle tout comme les autres « mondes », en tension avec cette illusion d’ouverture qui, paradoxalement, peut avoir pour effet d’accentuer certaines diffractions, certains silences et d’empêcher de réelles prises de conscience.
Outre, en certains cas, les abus de pouvoir de directeurs, producteurs, metteurs en scène, c’est un sexisme ordinaire vécu par tous et toutes, sous différentes formes et à différents degrés, qui nous est relaté. La notion de « sexisme ordinaire » permet « de questionner la manière dont les violences s’insèrent dans les pratiques et les représentations communes des rapports de genre, et comment ces pratiques et ces représentations participent de leur occultation ». Réarticulée aux contextes et aux singularités des trajectoires, elle permet d’en révéler l’ampleur sans en nier les spécificités. Ce climat sexiste, installé, peu questionné, empêche les femmes et plus largement les personnes discriminées de par leur genre de travailler, d’évoluer sereinement, oblige à être sur ses gardes. La prégnance de comportements dit « lourds », mais aussi les petites blagues épuisent quand elles ne sont pas à l’avant-garde des déstabilisations, des effacements, des abandons.
Troisièmement, quant aux questions de rééquilibrage en matière de genre, ici entendu de façon restrictive et binaire relative aux inégalités entre les hommes et les femmes auto et/ou exo-identifiés comme tels, du côté des directeurs d’institutions interrogés, des metteurs en scène, des professeurs masculins, avec exceptions et positionnements plus ou moins marqués bien entendu, le discours de la crainte du contrôle (via les quotas) et de la censure (sur les contenus), autrement dit des pertes de liberté, est récurrent. Comme déjà énoncé, la majorité des discours sont structurés par la peur du changement, qu’on le pense inévitable ou qu’on s’y refuse, qu’on le pense légitime ou au contraire, source de danger. Ces discours réactifs s’expriment parfois avec nuance, parfois avec virulence. Ainsi, s’il nous est unanimement rapporté une libération et une visibilisation de la parole grâce aux mouvements féministes (#MeToo, #BalanceTonPorc, mais aussi #Payetonrôle, #PayeTonTournage, F(s)…), ces initiatives, du point de vue, surtout, des hommes blancs, cis, en position de pouvoir, sont aussi présentées dans leur tendance, disent-ils, à s’enfermer dans un discours agressif, unique, peu ouvert au débat et donc, dans une forme de paranoïa qui verrait le danger partout et, au final, aurait pour objet de les faire taire, de prendre le pouvoir, voire, comme le dit cet enseignant dans ses cours, « de tout détruire ».
- Du racisme ordinaire aux discriminations raciales
Avec nuances en fonction des lieux et des groupes de personne, c’est également un climat où s’invite le racisme ordinaire, via les regards, les commentaires, l’humour, les liens établis entre les « corps » et les cultures ainsi que les origines, entre les « corps » et les rôles qui nous est raconté. Pour les personnes racisées rencontrées, le quotidien nous est décrit comme parsemé de remarques et/ou attitudes racistes, comme par exemple la mise en doute systématique des compétences, sans guère de remises en cause. Car, et c’est le propre du racisme dit ordinaire, fruit de dynamiques structurelles, banalisées, non interrogées, il y a celleux qui disent, qui font et puis il y a tous les autres qui ne disent rien, ne font rien et ce faisant participent par leurs approbations tacites à perpétuer les violences.
Par ailleurs, tout comme pour le sexisme, les images, les définitions et les appréhensions de soi et du secteur en termes progressistes peuvent faire office de freins, voire empêcher le changement, puisqu’il n’y aurait pas de problèmes. Les interpellations et/ou les accusations de racisme et de discrimination sont décrites par la majorité des acteurices non racisées comme largement exagérées, voire fantasmées dans un secteur qui s’énonce et se présente comme « en avance » sur le reste de la société quand il n’est pas pensé comme un « en dehors », protégé de ces contingences.
De plus, les « attaques » (les critiques des personnes racisées dans les écoles, sur les scènes, dans les espaces de revendications sont souvent perçues et énoncées comme telles) sont généralement ramenées à soi « oui, mais moi je ne suis pas comme ceci, comme cela… », « j’ai tellement donné pour cette école/pour ce théâtre et on m’accuse de… ». Ainsi, se percevoir non pas comme « raciste », mais comme travaillé.e par le racisme, et depuis cette prise de conscience, tenter de comprendre ce qui nous amène à avoir des représentations, discours et pratiques racistes, parfois même à notre insu, est très différent. Refuser le tout en bloc, c’est d’une part refuser d’appréhender les faits dans leur dimension systémique (au-delà de soi), et d’autre part, concevoir le racisme comme le fait d’individus déviants, ce qui appelle des réponses ponctuelles et individualisées et non collectives en vue d’un changement de paradigme, des réponses morales et non politiques. Pourtant, tout au long des observations et des entretiens, les discours, représentations et pratiques relatives au racisme et au sexisme racontent une même histoire de pouvoir et de privilèges plus ou moins visibles.
- Du « mythe de l’égalité » aux réalités vécues
Les visions dominantes de l’art et de la culture se déclinent au singulier. Ce qui est nommé « art » est conceptualisé en dehors des rapports sociaux de classe, de sexe, d’âge, de « race », des processus de socialisation et des cultures, cette fois, dans la conception anthropologique du terme. Ces visions reposent également, dans le même mouvement, sur des discours de type individualiste (chacun fait ce qu’iel veut, comme si l’égalité des chances, des auditions, des subsides, des réseaux n’avait pas lieu d’être questionnée), avec pour principal paradoxe, le fait que la demande de pluralité qui émane actuellement des collectifs regroupant des personnes marginalisées (notamment autour des questions de genre et race) est interprétée comme étant celle de l’imposition d’une pensée unique avec mobilisation pour ressort défensif du discours de la censure.
Pour Réjane Sénac, la tension est forte entre « mythe de l’égalité », mythe à la fois juridique (les traités, les constitutions, les règles, les lois…) et symbolique (les représentations, les discours, les valeurs énoncées) et égalité, dans les faits, loin d’être réalisée. Mythologie, nous dit-elle, qui est une manière de déshistoriciser et de dépolitiser les enjeux relatifs aux logiques discriminatoires qui en deviennent inquestionnables et, de la sorte, participent à perpétuer les oppressions et les exclusions. Les silences, ne pas dire, ne pas interroger, et les mises en silence, faire taire, entretiennent le mythe d’une égalité supposée et permettent de la sorte d’éviter de poser la question de l’égalité en soi.
- De la liberté des uns et de l’évincement des autres
Pour terminer, posons, avec Reine Prat, quelques questions essentielles : « Pourquoi créer un lien, premier et exclusif, entre création artistique et liberté ? Comment concilier liberté et encadrement, principe de toute politique publique ? L’autonomie de l’œuvre n’est-elle pas en soi une fiction ? » « Sans doute est-il plus facile, nous dit-elle, dans les faits, de garantir la liberté que l’égalité ou est-ce simplement plus souhaitable pour ceux qui en décident ? L’œuvre, poursuit-elle, n’existe pas ex nihilo, elle n’est pas le produit du seul talent qui aurait été accordé à tel ou tel comme un don du ciel. » Elle n’existe pas en dehors des contextes et des contingences, mais résulte d’un « accompagnement social, économique, médiatique, affectif, autant de privilèges accordés à quelques-uns ». « La liberté de création apparaît dès lors comme un privilège », car de fait, ne sont libres de créer que « celles et ceux qui ont accès aux moyens de produire et de diffuser leurs œuvres ». Penser l’art en dehors du politique est une position idéologique, au mieux utopiste, en tous les cas, factice, puisqu’elle repose sur le présupposé qu’art et politique sont actuellement disjoints. Les choix posés sont pourtant du ressort du politique, inscrits dans des rapports de pouvoir, mais également de la politique, par le biais des politiques publiques, en termes d’orientations, de subsides, de reconnaissance des instances…
Nous sommes les héritiers, les héritières « d’une histoire patriarcale, misogyne et coloniale ». Pour avancer, il est donc nécessaire de sortir du double prisme du « gender blindness » et du « color blindness » derrière lesquels se retranchent, mais aussi se cristallisent les débats. Si, comme l’énonce Brigitte Rollet, « domine, du côté de la critique et de la création, l’idée que l’artiste serait un être asexué, neutre et que la création se ferait donc indépendamment de l’identité sexuelle, sociale, générationnelle ou ethnique » ; derrière cette prétendue « neutralité » se cache « le masculin blanc valide bourgeois » qui n’a rien d’universel et qui s’érige en auto-référence du génie artistique attendu.
Cliquez ici pour lire le rapport de l’étude en intégralité avec les sources et notes de bas de pages.